par Bernard Nave
Jeune Cinéma n° 399-400, février 2020
Sélection officielle de la Berlinale 2019
Sortie le lundi 22 juin 2020
Présenté à la Berlinale 2019 dans une version de 2h20, le film de Agnieszka Holland sort dans une version raccourcie de vingt minutes et un titre sans rapport avec le Mr. Jones original.
Ce dernier choix n‘est pas indifférent dans la perception que peut en avoir le spectateur potentiel. Le scénario aborde bien le cœur de ce que fut le stalinisme des années 30, mais on ne voit du pouvoir que l’image triomphante sur un mur du petit père des peuples tenant une gerbe de blé. Par ailleurs, le Mr. Jones du titre original renvoie au personnage principal du film (Gareth Jones), mais tout autant au nom du fermier de la fable célèbre de George Orwell, Animal Farm. Le film commence d’ailleurs par une séquence de porcs filmés en gros plan et de l’écrivain devant sa machine à écrire. (1) Une bonne dizaine d’années sépare ces deux Jones ; le roman est publié en 1945, après avoir été refusé par plusieurs éditeurs qui le trouvaient trop dangereux, à un moment où il convenait de ne pas écorner l’image de l’allié dans la victoire sur le nazisme.
Le personnage principal du film a véritablement existé. Il s’était illustré en obtenant un entretien avec Hitler, ce qui lui valut de devenir conseiller auprès du Premier ministre de l’époque, Lloyd George. Ce dernier l’envoie à Moscou pour sonder les intentions de l’URSS, rencontrer Staline et enquêter sur l’industrialisation phénoménale dans la mise en œuvre du plan quinquennal. Les journalistes étrangers sont regroupés dans un hôtel de luxe, le Metropol, depuis lequel ils ne voient pas grand-chose de la réalité extérieure, si ce n’est les orgies auxquelles participent des cadres du Parti et certains étrangers en poste dans la capitale. Dont le correspondant du New York Times, qui obtient le prix Pulitzer pour ses articles élogieux sur Staline.
Désireux de sortir de ce cocon, Gareth Jones, qui parle le russe, parvient à prendre clandestinement un train qui le conduit en Ukraine. Dès son arrivée, il doit ruser pour échapper aux forces de l’ordre. Il découvre l’étendue du désastre occasionné par la collectivisation forcée de l’agriculture et les prélèvements exorbitants de récoltes, qui laissent les populations démunies devant la famine. Agnieszka Holland en révèle les horreurs de manière directe, accumulant les détails à la limite du supportable. Jones lui-même doit faire face à la faim, au froid. Il prend quelques photos à la sauvette.
Ce qu’il découvre ne peut évidemment pas rendre compte de l’étendue de la tragédie dont on sait maintenant qu’elle fit des millions de victimes (2). Quel qu’il soit, un film de fiction (même imprégné de la réalité historique) reste limité par ses impératifs scénaristiques. Gareth Jones ne peut découvrir que ce qui se présente à son regard solitaire, mais le spectacle est suffisant pour absorber l’horreur. Sa posture de témoin direct lui fait partager l’insupportable souffrance de la famine. Impossible d’oublier certaines scènes du film, la charrette de cadavres sur laquelle on jette un enfant encore vivant, le "repas" avec les orphelins, etc.
En travaillant sur le principe qui consiste à reconstituer les faits tels qu’ils ont pu être découverts par un personnage réel, même s’il est incarné par un acteur, le but est celui d’un partage d’expérience. Le temps d’un film certes. Par le biais des principes de la fiction. Mais on doit reconnaitre à Agnieszka Holland le talent de trouver la juste distance pour ne pas dénaturer le territoire qu’elle défriche. D’autant plus que c’est la première fois, à notre connaissance, que l’on aborde un tel sujet au cinéma.
En guise de corollaire à cette aventure singulière, le film accorde une place importante au retour de Gareth Jones en Angleterre. Son compte rendu est accueilli avec scepticisme et il fait face à un refus obstiné de la presse de publier ses articles. Droite et gauche confondues forment un cordon sanitaire sur la réalité du pouvoir soviétique. Il faudra que le journaliste gallois obtienne un rendez-vous avec Randolph Hearst, en villégiature dans sa province, et l’occasion de publier son compte rendu dans un journal local. L’idée d’intégrer au scénario George Orwell écrivant Animal Farm éclaire l’aventure d’un jour pertinent. L’écrivain connaissait le journaliste et, d’une certaine manière, lui rend justice en choisissant les armes de la fable pour lui faire écho.
En réalisant ce film, Agnieszka Holland jette un regard rétrospectif sur ce qu’a pu être la difficulté pour toute une génération de cinéastes, écartelés entre désir d’affronter l’Histoire et recours au propos allusif pour contourner la censure.
Nul doute aussi qu’elle a accumulé une expérience avec son travail aux États-Unis, au contact des réalisateurs de séries. Elle-même a réalisé trois épisodes de la magnifique série Treme (2010-2011), après en avoir aussi dirigé trois de Sur écoute (The Wire, 2002-2008). On la sent complètement à l’aise dans sa manière de construire les personnages, les situations, d’inscrire les événements dans l’espace, de diriger ses acteurs. Autant de qualités qui lui permettent d’incarner un passé brûlant comme s’il nous concernait encore aujourd’hui.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n° 399-400, février 2020
1. George Orwell, Animal Farm. A Fairy Story, Londres, Secker and Warburg, 1945. Le livre a été traduit en français dès 1947 par Sophie Devil, sous le titre Les Animaux partout ! (Éditions O. Pathé). Dernière traduction en date par Jean Queval, Paris, Belin / Gallimard, 1981.
2. Cf. Nicolas Werth, Les Grandes Famines soviétiques, PuF, 2020, qui défrichent efficacement le sujet.
L’Ombre de Staline (Mr. Jones). Réal : Agnieszka Holland ; sc : Andrea Chalupa ; ph : Tomasz Naumiuk ; mu : Antoni Komasa-Lazarkiewicz. Int : James Norton, Vanessa Kirby, Peter Sarsgaard, Joseph Mawle, Kenneth Cranham (Pologne-Grande-Bretagne, 2019, 119 mn).