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Charles mort ou vif (1969)
de Alain Tanner
publié le dimanche 1er juillet 2018

par Jean-Pierre Jeancolas
Jeune Cinéma n°42, novembre-décembre 1969

Sélection officielle de la Semaine de la critique, 8e édition au Festival de Cannes 1969
Léopard d’or au Festival de Locarno 1969

Sortie le jeudi 15 janvier 1970


 


Projeté à Cannes lors de la Semaine de la Critique, à Paris dans le cadre de la Semaine du cinéma suisse, à Locarno où il reçut un des grands prix (le seul accordé à l’unanimité), Charles mort ou vif de Alain Tanner est peut-être, à ce jour, le film où ce qu’on appelle l’esprit de Mai souffle le plus librement. Et il nous vient de cette Suisse proche et autre où civilisation et mode de vie sont aux antipodes de ce même esprit de Mai.
Adeline raconte son rêve, son beau rêve : à Genève, le jet d’eau était remplacé par un port charbonnier et, sur les collines voisines, les villas avaient cédé la place à une aciérie. On entendait ronfler les hauts-fourneaux toute la nuit. C’était vraiment un beau rêve.

Si Adeline et Paul, son compagnon, ont rencontré Charles, c’est presque un hasard - quelque part, dans un bistrot froid. Car Charles n’est pas le premier venu, au début du film il est Monsieur Dé, qui dirige une vieille entreprise familiale, d’horlogerie, il va de soi. La télévision l’interviewe. Certes, il n’aime pas parler de lui, mais plutôt de son père et de son fils, "de véritables hommes d’affaires". Lui ?"Moi, je suis un homme qui gagne honnêtement sa vie".


 

Et il y a le souvenir du grand-père, l’artisan jurassien et anarchiste, descendu de Saint-Imier après l’échec de la République libertaire. Charles Dé n’avait pas grande vocation pour l’industrie, mais il y eut la malchance, la guerre (son père est mort dans l’armée suisse, d’une grippe), le devoir envers sa femme et ses enfants. Charles Dé gère son entreprise mollement. Beaucoup trop sagement aux yeux de son fils, technicien du commerce et de la rentabilité. En deux émissions de télé (la seconde, il l’a voulue comme une libération), Charles Dé brûle ses vaisseaux - il lui a fallu cinquante ans pour en arriver là. Dans un café où il se regarde sur le petit écran, il prend congé de lui-même. Il jette ses lunettes, puisqu’il voit sans et choisit le hors jeu. Il ne rentre pas, il erre, il rencontre Paul et Adeline.


 

La sympathie naît vite, consacrée par un sacrifice presque rituel : la mise à mort (après oraison funèbre) de la belle auto de Charles - Paul, bon barbu, lui rend le service de la précipiter dans une gravière. Et le trio de s’établir dans le pavillon décati où Paul vivote en peignant des panneaux publicitaires. Charles devient Carlo - autre consécration à valeur de symbole, dans un pays où il faut être Italien pour être prolétaire. Il fait réciter à Paul les aphorismes de Marianne - Marianne Dé est étudiante et contestataire, elle a gardé le contact avec son père, que le reste respectable et intéressé de la famille fait traquer par un flic épais qui chantonne une berceuse sur le mois de mai.


 

Paul, Adeline et Charles sont presque heureux, marginaux de la ville et de la vie, quand l’ambulance de l’ordre social vient chercher Charles pour l’emmener, sirènes hurlantes, vers une clinique sans doute définitive. Charles Dé nous avait prévenus : "Je veux réussir un échec exemplaire". Il y a réussi.


 

Pas tout seul. Car si cette histoire morale nous touche si profondément, c’est qu’il y a en nous tous un peu de Charles Dé, la tentation de la fuite hors de cette société policée (où même la violence a presque disparu), dans laquelle la Suisse ne nous précède peut-être que de quelques années.


 

Alain Tanner nous oblige à nous interroger sur le possible. Ou bien réussir l’échec exemplaire, à titre individuel bien entendu, ou bien compter sur la fécondité du quotidien, sempiternel et dérisoire, pour que se rallume l’appétit de fête, la volonté de changer tout à tout prix, tels que nous les avons connus en Mai. En sortant de la salle où ils auront vu le film, beaucoup se demanderont, se le demanderont, se le demanderont...
Il faut dire encore que si Charles nous touche tant, il le doit aussi à ce merveilleux acteur qu’est François Simon, le fils de Michel. Ses traits fins et tourmentés reflètent avec une tendresse à peine ironique (parfois) les choix désabusés de Charles / Carlo. S’il n’y avait que ce visage qu’on ne se lasse pas de lire à visage ouvert, il faudrait voir Charles mort ou vif.

Jean-Pierre Jeancolas
Jeune Cinéma n°42, novembre-décembre 1969


Charles mort ou vif. Réal, sc : Alain Tanner ; ph : Renato Berta ; mont : Sylvia Bachmann ; mu : Jacques Olivier. Int : François Simon, Marcel Robert, Marie-Claire Dufour, André Schmidt, Maya Simon, Jean-Luc Bideau, Francis Reusser (Suisse, 1969, 93 mn).



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