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Moscovici, Serge (1925-2014) I
Une vie, une œuvre
publié le mercredi 3 décembre 2014

Mosco le Jeune
par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Serge Moscovici s’est éteint dans la nuit du samedi 15 novembre 2014.

Partout, on le célèbre comme un des précurseurs de l’écologie politique, collaborateur du premier journal écolo, Le Sauvage, au début des années 70, "désormais présent dans toutes les ZAD de France et du monde", comme le dit joliment Médiapart (1).
On rappelle, avec reconnaissance, par ces temps sans utopie, qu’il est de ceux qui pensent (et théorisent) que la plupart des changements sociaux est l’œuvre des minorités actives. N’ayons pas peur d’être minoritaires et activons-nous !, pense-t-il.


 

On le célèbre aussi comme l’un des intellectuels les plus éminents de la psychologie sociale, une discipline, qui, depuis la naissance des sciences humaines et sociales au début du 20e siècle, sous la grande ombre de Émile Durkheim, puis lors de leur épanouissement aux cours des années 60, a connu des hauts (triomphe des études de marché) et des bas (soupçons de "psychologisme"). (2)

On le célèbre enfin - moins - comme celui qui insista sur la nature essentiellement qualitative des sciences sociales et humaines (SHS), face aux durs et purs rêvant d’un Junction Point avec les sciences dites exactes (3).

Nous sommes quelques-uns à avoir de Serge Moscovici un autre souvenir, plus secret, plus complet.


 

 

Les années égarées

 

Quand, en 1997, il publia sa Chronique des années égarées (4), il nous a apporté les pièces manquantes du puzzle énigmatique que représentait ce solitaire parisien et cosmopolite, ce "mandarin" respecté et craint, ce théoricien référent, hélas souvent idolâtré par les inévitables courtisans. Il était parfois un peu rude avec les générations suivantes. Avec ce livre, nous apparaissait soudain une autre image, celle d’un éternel réfugié, n’ayant jamais trouvé sa place assurée, et qui, dans son cœur, n’ayant jamais été un fils, ne sut être qu’un patriarche, et pas un père.
Dans le temps long et serein de la lecture, nous avons alors compris "ce récit indiscret d’une vie qui a commencé n’importe comment, s’est continuée par hasard, et qui, maintenant, suit son cours normal, presque universitaire. De sorte que j’ai pu la raconter. Mais quand même, ce n’est pas rien de la rendre publique", tel qu’il le définissait lui-même dans son envoi.

C’est ce Mosco le Jeune, "à cet âge où les journées sont longues", que nous avons choisi d’évoquer.


 

Cet "enfant", né en 1925 dans un petit port sur le Danube, Braïla, Roumanie, dans des temps incertains, cet enfant nomade piégé dans "une chaîne d’exils", qui n’eut que quelques années d’insouciance, au tout début de sa vie. Celui à qui "on n’a jamais permis d’être enfant, et qui, du coup, n’a jamais cessé de l’être". Celui qui peut reprendre la phrase de Pablo Picasso, au soir de sa vie : "On met longtemps à devenir jeune".


 

Car cette Chronique, a-chronologique, qui n’appartient à aucun genre (et surtout pas à l’autobiographie), outre qu’elle peut être analysée en termes scientifiques (5), outre qu’elle établit des passerelles entre les époques, entre les savoirs et entre les créations, sous son apparence déstructurée et son récit vagabond, révèle le socle solide d’un destin exceptionnel. Comme une illustration de Alfred de Vigny : "Qu’est-ce qu’une grande vie ? Une pensée de jeunesse accomplie par l’âge mûr".
Quand il eut 20 ans, il avait déjà construit ses fondations.

 

Mosco le Jeune

 

Serge Moscovici était fier d’être né dans "la décennie la plus importante du siècle, celle de Sergei Eisenstein, James Joyce, Pablo Picasso, des surréalistes, de la psychanalyse, de la lutte entre Staline et Trotski, du krach de Wall Street, de la naissance du fascisme en Italie et en Roumanie".
Mais il faut imaginer ce qu’était le royaume de Roumanie des années 20, de la Bessarabie à la Valachie via la Boukovine, de Braïla à Bucarest, en passant par Cimpoulong et Galatzi : un patchwork de communautés, Turcs, Arméniens, Grecs, Roumains, relativement stable et même harmonieux, de la campagne à la capitale.


 

Un patchwork qui, progressivement au long des années 30, et au fur et à mesure des informations venant du monde (guerre d’Espagne, pacte germano-soviétique, etc.), se décousut, et s’éparpilla en un violent chaos.
Un jour, au cours de ses errances familiales, il parvint à Bucarest, moins dangereuse que les petites villes. Mais les périls progressaient, et ses angoisses d’enfant puis d’adolescent s’y trouvèrent mixées à la barbarie la plus innommable du minuit de ce 20e siècle. Les états des âmes et les désordres des rues ne pouvaient pas ne pas se superposer, se calcifiant en une irréparable culpabilité, non recyclable, en forme de déchet ultime.

Enfant négligé, dans une famille éclatée entre les deux rives du Danube, Mosco le Jeune apprenait à lire deux langues, une qui s’écrivait de gauche à droite (le roumain) et l’autre en sens inverse (l’hébreu). Très tôt, il apprit aussi à lire le français, puis, au long des années, à baragouiner l’allemand, le yiddish, le hongrois. Plus tard, il appellera lui-même son multilinguisme, sa "névrose de Babel". Il apprit aussi, lentement mais sûrement, la spécificité d’une communauté parmi les autres, la juive, la sienne. Il eut 9 ans en entendant Hitler brailler à la radio. Il eut 15 ans en voyant, dans le même temps, le fascisme d’Antonesco et sa "garde de fer" s’installer en Roumanie, et la terre trembler, détruisant Bucarest.


 


 

Et, surtout, en vivant, le 20 janvier 1941, et trois jours durant, un pogrom, dont Hannah Arendt a pu dire que "par l’horreur absolue, il n’a pas eu son pareil dans tout ce qu’on a rapporté d’atrocités". Le pogrom de Bucarest fut suivi de celui de Iasi, le 27 juin 1941, que vécut son ami Matty Chiva et que décrira Curzio Malaparte dans Kaput (1943).
La Roumanie était abandonnée par les dieux, l’enfant était sans terre, et errait au cœur du cyclone, comme si le crivatz (le vent froid venu de Russie) avait désormais soufflé en toute saison.


 


 

 

Claustrophilie

 

Dans cette terrible débâcle, il réussit pourtant à se frayer un chemin et s’y tisser une survie. Il décida que la Bessarabie serait sa terre. Il s’évada en se retirant régulièrement dans sa chambre, "claustrophilie" qui lui permettait de dévorer les textes merveilleux de la Kabbale, tout autant que d’apprendre le français, l’histoire en lisant Balzac et la sociologie en lisant Proust. L’étude est une chose sacrée qui sauve, pensait-il, et tout, les livres comme les rues, était objet d’étude. Condamné au travail forcé physique par les lois raciales, il transforma sa peur en fatigue, et apprit les structures de la "chefferie", en surmontant sa timidité.
Il affirma que "une des plus grandes chances que l’on puisse avoir dans sa vie est de ne pas avoir été heureux dans son enfance". Il fit comme il pouvait. Il attribuait cette chance de sa survie à "sa passivité". Et en effet, il accueillait tout, les autres humains, la nature, les idées, les terreurs comme les petits bonheurs. Il était un jeune homme solitaire, il se vivait comme un paria, mais il avait un grand cœur pour ses nombreux amis. Ses retraites étaient fécondes, et jamais il ne devint homme du désert.

Il se déclarait athée, mais pas agnostique. Il considérait, par exemple, que "si Le Capital avait été mieux écrit, il aurait pu devenir une œuvre d’illumination spirituelle". Il aurait préféré d’ailleurs. Car il faut lui reconnaître un autre talent, précieux par gros temps : une intense conscience métaphysique qui lui permettait de sortir de la boue et de prendre de la hauteur, dans cette sorte de "léthargie du cœur par temps de guerre", qui s’avérait protectrice.

D’autres chances enfin vinrent le seconder. Les femmes, et parmi elles, en premier lieu, sa tante, Tanti Anna, figure de mère et de famille, qui l’obligea à passer son bac et à cesser d’étudier en amateur autodidacte. Ses amis, de pensée et d’action, et dont le groupe qu’il appellera affectueusement "les Vitelloni" (6) eut la plus grande influence.

 

Les Vitelloni

 

Mosco raconte avec tendresse ses compagnons de misère et de résistance active, surtout quand, à partir de l’entrée de l’armée soviétique à Bucarest le 23 août 1944, il commença à être possible d’agir. À chacun sa terre promise : ceux qui rêvaient de Palestine, ceux qui rêvaient de Paris, ceux qui rêvaient de Moscou.
Parmi eux, il distingue deux sortes d’amis : les "acrobates" et les "dompteurs", deux races incompatibles qui l’obligeaient à la duplicité. Il y avait Crâciun le communiste, ou Freddy Morgenstern le compagnon de route. Il y avait le mouvement de jeunesse "Borochovia" sioniste de gauche avec Boïko. Toute une vie sociale et militante. Les dompteurs. Parmi les acrobates, il y avait sa garde raprochée, les "littéraires", les poétiques, les créateurs, ses "Vitelloni" : Harry l’amoureux, Eddy le cinéphile. Et surtout Isidore Isou, l’alter ego, avec qui il entretint "une très longue intimité entre deux sentimentaux inaffectueux". Et dont il nous semble que c’est un des points prégnants de sa trajectoire.

C’était fin 1944 ou début 1945 - Mosco ne se souvient plus de la date exacte : les Vitelloni décidèrent de faire une revue. Il proposa un titre rusé et connoté : Da  ; un autre propose Génération 944. En 1997, Mosco ne se souvient plus du titre retenu. Mais, en 2014, Wikipedia sait : c’est Da. Va pour Da. Les quatre pages de la revue Da contenaient notamment deux articles principaux : un article sur le verbisme - futur lettrisme de Isodore Isou, et l’article de Serge Moscovici sur la "lumièro-peinture". Ces pages audacieuses furent considérées comme une provocation et condamnées par l’organe du PC, mais elles trouvèrent leur public et apportèrent à la bande un petit avant-goût de célébrité.
Un moment, Bucarest leur appartint. Il n’y aura pourtant pas de n°2. Comme nous aimerions les trouver quelque part, ces quatre pages !


 

Dans la bande, il était convenu que Isidore Isou était un immense poète, et même un véritable génie, et nul ne songeait à lui contester ce statut, constamment autoproclamé et chèrement défendu.
Mais Mosco, de son côté, travaillait, pensait, écrivait, avait des idées qu’il racontait à ses amis. Il pensait par exemple que "créer est le premier acte de foi". Il réfléchissait sur les rapports de l’art au réel. Il s’interrogeait constamment sur le processus de la création, et il lui semblait que la science était la forme moderne de "l’impulsion artistique". Il considérait que "les arts sont faits de travail sur la lumière et le son, leurs éléments fondamentaux". Il multipliait les pistes de réflexion, et s’y engageait avec enthousiasme.
Il y avait de quoi inquiéter son ami Isidore Isou, follement jaloux de son territoire. Sans compter que, craignant toujours de mourir, il avait commis l’imprudence de demander à Mosco d’être, dans ce cas, exécuteur testamentaire de ses œuvres. Son ami ne tarderait pas à venir chasser sur ses terres (la révolution poétique), et ça, il n’en était pas question, que ce soit à Bucarest, ou à Paris où il ne tarderait pas à aller triompher. Et s’il mourait, son ami pouvait aussi le piller.
Il y eut entre eux des ruptures, des réconciliations, des arrangements. Il y eut un pacte : ce qu’ils appelèrent plus tard "l’alliance de Bucarest", c’est à dire le partage des territoires. Serge Moscovici devait reconnaître la supériorité de Isidore Isou, génie en littérature et poésie, et se réserver pour la science et l’éthique.

Et puis, les Vitelloni s’égayèrent dans le vaste monde. Eddy partit le premier un jour sans rien dire. Isidore Isou partit avec Harry pour Paris en 1945. Mosco, lui, rêvait de Moscou et restait à Bucarest. L’année 1946 lui servit d’université du réel : en faisant le passeur vers la Palestine, de Debrecen à Vienne via Budapest, ou vers Munich et Salzbourg, il apprit, sur le tas, le grand désordre de l’Europe centrale d’après guerre, en même temps que les douleurs des réfugiés, leur mémoire des épreuves, la réalité des camps, leur attente et leur exil, d’une déception à l’autre. Le départ pour Moscou, ça traînait. Les visas, mais pas seulement : les conseils et les avis qu’on lui donnait étaient réservés, et souvent lourds de sous-entendus qu’il ne comprenait pas. Il en retint qu’il n’était pas russe et ne pourrait jamais s’intégrer complètement à cette histoire, à ce parti. Un jour son projet bascula. Pas Moscou donc, mais Paris via l’Italie, dont il avait entendu parler à Vienne.


 

Freddy, qui, lui, rêvait d’Amérique latine, se moquait gentiment de lui sur ce détour par l’Italie, qu’il appelait son "Bildungsroman". Mais il l’accompagna volontiers. Contournant clandestinement les frontières, arrêtés par la police et dépouillés une fois, ils s’approchèrent ainsi lentement de l’Occident.
Avant d’affronter Paris, il manquait à Mosco encore quelques notions de savoir-vivre, qu’il apprit dans les villas de réfugiés, la villa Emma, à Nonantola (7), ou la villa Mei à Soriano, près de Rome : la douceur du climat, une légèreté possible des échanges, l’importance de l’art.


 

Cette sorte de printemps ne lui enleva pas sa mélancolie. Il y comprit que "les œuvres d’art étaient parfois des signes de triomphe, mais surtout des signaux de détresse de l’Histoire". Il lui ouvrit une perspective : l’appétit de l’après-guerre.

 

Résilience

 

Il arriva à Paris en janvier 1948, il avait 22 ans, et c’est une autre histoire qu’il n’a pas (encore) écrite. Nous qui sommes encore dans sa Chronique, sans être pour autant à la recherche d’un introuvable rosebud (8) de son destin, nous contemplons ce jeune homme, ce survivant. Des apprentissages qu’il fit, et des tentations qu’il eut, au cours de ces vingt premières années, en ces temps troublés et illisibles (sionisme, communisme, travail en usine, parole publique, accompagnement de réfugiés, amours, amitiés), l’adulte parisien sut faire la part.


 

Un seul point resta obscur : Isidore Isou. Dans sa Chronique, il ne dit presque rien sur les rapports qu’ils eurent à Paris. Il est vrai que ce n’était pas son sujet, et qu’à Paris, il n’était plus égaré. En 1994, il écrit pourtant qu’il pourrait compter sur les doigts des deux mains les fois où ils se sont rencontrés. Et il raconte, pudiquement, une de ces retrouvailles, peut-être la première, chez Isidore Isou, rue Saint-André-des-Arts, au bord des mots et des sentiments, le plus loin possible de toute intimité. Quelle que soit l’année de cette rencontre, ce dernier avait déjà fait du chemin et avait constitué une nouvelle bande - Gabriel Pomerand dès 1945, avec scandale au Théatre du Vieux-Colombier en 1946 contre leur compatriote Tristan Tzara (1896-1963), ou Maurice Lemaître (1926-2018), en 1950. Aucune avant-garde ne peut se passer du tapage, et sans doute pas non plus échapper au mimétisme des précédentes.
Mosco, lui, salarié puis boursier, continuait ses études, dans la solitude chaude des bibliothèques.


 

Leurs rythmes et leurs éclairages avaient divergé inexorablement, et l’exil intérieur qui les tenait liés à Bucarest s’était dissous dans la grande ville, qui savait, en ce temps-là, accueillir les sans-terre. Le pacte, Mosco l’avait signé et, fidèle à lui-même et à l’amitié en général, il s’y tint rigoureusement (9). C’est qu’il restait, en lui, une trace indélébile de cette alliance. Au point qu’en 1997, il avouait avoir eu le sentiment de la trahir, rien qu’en écrivant sa Chronique. Il n’en parla jamais beaucoup plus. Mais on peut se demander, par exemple, comment il vécut les hauts faits d’armes de son meilleur "ennemi", quand celui-ci défraya la chronique au Festival de Cannes en 1951, avec son résolument moderne Traité de bave et d’éternité et son affiche réalisée par Jean Cocteau ?


 

Que pensa-t-il du concept nouveau-né de "discrépance" (disjonction entre la bande-son et la bande-image) ? Où se situait-il, lui le marxiste poétique, face au situationnisme, et à Guy Debord, qui fraya un court moment avec les lettristes ? Comment, lui l’admirateur des surréalistes, pensait-il les nouvelles avant-gardes et l’irruption de l’underground new yorkais ? Il aurait fallu l’interroger avec pertinence sur ces sujets intellectuels, en 1997, après la parution de Chronique, en faisant bien attention de ne pas toucher aux blessures invisibles. C’était impossible. Et si on ne parlait plus guère des lettristes en général, et de Isidore Isou en particulier, celui-ci était encore vivant.

Nous avons pourtant une petite idée de la façon dont Mosco soigna ces (éventuelles) blessures d’amitié avec Isou, au long des années, que ce soit délibéré et conscient, ou instinctif. Il nourrissait en lui une douleur quasiment structurelle, un manque, un froid, une solitude que rien ne pouvait apaiser. Les explications supposées causales venues de l’histoire de sa famille éclatée n’étaient en fait que des illustrations de ce froid constitutif. Un jour, sans doute, parvint-il à le nommer "distance" et à en faire son outil de travail. Il avait très tôt voulu devenir un "homme d’études", et le champ qui lui avait été réservé par l’alliance de Bucarest le lui permettait.

Dans les méandres de la recherche sérieuse et sans fin des "représentations sociales", cet homme savant n’avait jamais oublié le plus important : "Une théorie des représentations ne concerne pas seulement les personnes en chair et en os. Elle devrait nous permettre de comprendre leurs œuvres communes et, au-delà, la littérature, le roman, le cinéma, l’art, même les sciences et les institutions qui les objectivent. N’y a-t-il pas là un vaste matériel ayant trait à nos facultés de connaître et de communiquer dans ces divers domaines de la culture ?" (10). Tout se passe comme si, tenu par sa promesse, il avait trouvé, pour lui échapper, un chemin de traverse, un moyen de haute récupération, ludique et malicieux, mais puissant. Ainsi donc, les terrains de la poésie et de la littérature lui étaient interdits ?
Il construisit dès lors un vaste espace, métaphysique et scientifique à la fois, un refuge en surplomb, une sorte de halle qu’on pourrait imaginer structurée comme une des superbes marquises Art Nouveau du vieux Bucarest. Ou bien, peut-être, comme l’espace du Duomo de Milan, tel que Mosco le découvrit en 1947.


 


 

Un abri où pourraient se grouper et se nourrir, communiquer entre elles, toutes les créations humaines. Et, parmi elles, celles de son vieux rival roumain si génial. Car "peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ?" comme aurait pu lui souffler Marcel Duchamp pour le soutenir. Au-dessus de la mêlée, à la bonne distance, avec cette forme de courage qu’est la patience, qu’il avait apprise au long des saisons, là-bas, dans la Roumanie d’autrefois, à cette hauteur où nul ne pouvait l’atteindre, là, peut-être avait-il enfin trouvé sa juste place.

Plus tard, c’est cet homme "rétabli", mais toujours différent des autres, qui reçut, parmi tant d’autres distinctions officielles, le prix Nonino, prix ignoré et superbe, dont tout être, à la fois vivant et ironique, aurait lieu d’être le plus fier, comme une pirouette du cœur face aux honneurs. Nous aimons qu’à la fin de sa vie, il ait reçu, en riant, ce signe de l’Italie, où il avait délibérément accompli son voyage d’initiation à la vie enfin plus légère et à l’art enfin plus présent (11).


 

C’était en octobre 1995, à Athènes où se tenait un colloque du LEPS (12).
Il était arrivé pour déjeuner, et, en s’asseyant, avait soupiré : "Je suis vieux, Anne !". Il était, comme à l’accoutumée, lent, lourd, non-souriant, et muni de son regard bleu clair, ce regard triste d’Europe centrale qui fait toujours des ravages dans les cœurs. Je lui avais répondu : "Mais non, mais non", ce qu’on dit dans ce genre de cas. Et je le pensais, 70 ans, c’est pas vieux. Nous avons bu quelques coups de résiné, dit quelques bêtises, exhumé quelques confidences. Fini le petit coup de blues, c’était reparti. Le jeune homme avait à nouveau plein d’idées, de projets, de blagues - toujours sans rire. La séance de l’après-midi, à l’Université, fut jeune et prometteuse, et le dîner du soir joyeux.


 

C’est cet être unique, au rire rare donc précieux, qui rêvait de Moscou-la-rouge et a finalement vécu à Paris-lumière, cet artiste égaré sur les terres arides de la recherche scientifique, ce chercheur austère demeuré artiste jusqu’au fond du cœur, ce "presque universitaire" (13), que nous n’oublierons pas.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe (4 décembre 2014)

1. Le n°1 du Sauvage (avril-mai 1973).
"Serge Moscovici, père de l’écologie", Médiapart, 16 novembre 2014.

2. Comme créateur de la théorie des représentations sociales, et du concept de "sens commun", Serge Moscovici a réévalué la psychologie sociale en comblant le vide scientifique - cette espèce de no man’s land - qui s’était installé insidieusement entre sociologie et psychologie, entre individus et groupes, comme si ça ne communiquait pas entre eux. Cela s’était fait au gré des polémiques de chapelles, mais aussi dans le contexte des années 50 et 60, où chaque discipline des sciences humaines et sociales cherchait ses marques.
Depuis quelques années, la tendance s’est inversée, et se construit entre elles tout un réseau de transversalités. Comme le dit Moscovici, on peut considérer que "la psychologie sociale est l’anthropologie de notre culture, alors que l’anthropologie est la psychologie sociale des autres cultures" (in Serge Moscovici,  Raison et cultures, édition établie et présentée par Nikos Kalampalikis, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012).

3. SHS : sciences humaines et sociales. On sait mieux, dans cette grande crise moderne actuelle, ce qu’il advint des pronostics des économistes, qui se prirent plus que les autres à ce petit jeu de la "Vérité Mathématique", comme nouveau dieu indiquant la voie.

4. Chronique des années égarées, Paris, Éditions Stock, 1997. Une édition numérique de l’ouvrage a été réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. L’autorisation a été accordée par l’auteur, le 1er septembre 2007, de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales. L’ouvrage sur Internet.

5. Denise Jodelet, "À la recherche de la mémoire", in Fabrice Buschini & Nikos Kalampalikis éds., Penser la vie, le social, la nature. Mélanges en l’honneur de Serge Moscovici, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, Paris, 2001, pp. 467-481.

6. Le film de Federico Fellini, Les Vitelloni, date de 1953. Serge Moscovici n’a donc pu nommer sa bande d’adolescents désœuvrés, en référence à celle de Rimini, qu’après son arrivée à Paris.

7. C’est avec le professeur Augusto Palmonari (1935-2016), son grand ami de l’âge adulte, que Serge Moscovici retrouvera - difficilement et avec une grande émotion - la trace de la villa Emma au cours d’un voyage en Italie. Aujourd’hui, elle est sur Internet.

8. Même le Citoyen Kane n’a pas de secret unique, qui serait le point prégnant de son destin.

9. L’alliance de Bucarest, Isidore Isou ne se privera pas, lui, de la trahir, en agrandissant le champ de ses terrains de jeu à toutes les sciences : Manifeste pour une nouvelle psychokladologie et une nouvelle psychothérapie (1971) ; Introduction à un traité de mathématiques (1964) ; Introduction à la géométrie para-stigmatique (1979) ; Fondements pour une nouvelle physique, suivis de Fondements pour une nouvelle chimie (1987), etc.).

10. Serge Moscovici, Le Scandale de la pensée sociale. Textes inédits sur les représentations sociales réunis et préfacés par Nikos Kalampalikis, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 177.

11. Nonino est une des plus célèbres distilleries productrice de grappa, dans le Frioul, en Italie, née en 1897. Elle fonda le prix Nonino, récompensant, au départ, qui préservait le mieux les traditions régionales. En 1977, c’est devenu un prix de littérature, avec comme président du jury l’écrivain et cinéaste Mario Soldati (1906-1999). En 1984, le prix devint international et récompensa Jorge Amado.
D’autres lauréats, tous plus prestigieux les uns que les autres, suivirent chaque année, Léopold Senghor, Claude Levi-Strauss, Peter Brook, Jerzy Grotowski, Alvaro Mutis, V.S. Naipaul…
Serge Moscovici le reçut le 30 janvier 2010 : "To a master of our time".

12. Outre les nombreux postes universitaires qu’il a occupés, en France et aux États-Unis notamment, mentionnons tout particulièrement, à Paris, la direction du Laboratoire de psychologie sociale (LPS, EHESS) et du Laboratoire européen de psychologie sociale (LEPS, FMSH). [NDLR] Anne Vignaux-Laurent a travaillé avec Serge Moscovici, à la Maison des sciences de l’Homme, en coordonnant les activités du LEPS, de 1990 à 2005.

13. Avant sa mort, Serge Moscovici aura eu le plaisir de voir que le le LEPS (qu’il avait fondé en 1976) avait un descendant : le Réseau Mondial Serge-Moscovici, basé à la Fondation Maison des sciences de l’Homme, avec l’objectif d’animer et de fédérer la réflexion critique au sein de la psychologie sociale, d’organiser des rencontres scientifiques, de monter et soutenir des projets internationaux, de recevoir des invités, d’accueillir des doctorants et des post–doctorants.
Il aura également vu paraître ses deux derniers ouvrages coordonnés par Nikos Kalampalikis : Le Scandale de la pensée sociale et Raison et cultures (cf. supra).



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