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Dawson City : le temps suspendu (2016)
de Bill Morrison
publié le mercredi 5 août 2020

par Francis Guermann
Jeune Cinéma n°402-403, octobre 2020

Sélection officielle à la Mostra de Venise 2016

Sortie le mercredi 5 août 2020


 


Dawson City, Canada, 1978.
Quatre-vingts ans après la ruée vers l’or qui a donné naissance à cette ville en 1898, un conducteur de pelleteuse creusant les fondations d’un futur centre de loisirs mit à jour des centaines de bobines en nitrate de films du cinéma muet, miraculeusement conservées dans un sol gelé les trois quarts de l’année. C’est l’histoire incroyable de ces films qui nous est racontée ici, qui épouse étroitement celle des lieux d’où ils ont été exhumés.


 


 

Dawson City est une petite ville du nord-ouest du Canada, à proximité de l’Alaska, à la confluence de la rivière Klondike et du fleuve Yukon. Elle est peuplée aujourd’hui d’un peu plus de 1 300 habitants et on y mène la vie, qu’on peut croire tranquille, de forestiers et d’exploitants de mines, animée à la belle saison par les visites touristiques de ceux qui viennent ici chercher un peu de sensations fortes : descente des rivières en canoë, randonnée en montagne, forêts et grands espaces.
On y vient aussi pour le souvenir de la ruée vers l’or qui fit passer ce lieu d’un camp de pêcheurs pris sur le territoire indien des Hän à une ville de 40 000 habitants en 1898. Toutefois, rapidement, la folie de l’or poussa les prospecteurs vers d’autres lieux et la population de la ville tomba à 20 000 en 1902, puis connut une lente chute, restant toutefois un important lieu d’extraction industrielle de l’or. À partir des premières années du 20e siècle, la ville s’organisa, avec une administration, des banques et des services, et une population pérenne s’installa.


 


 

L’existence de ces films en ce lieu s’explique prosaïquement par le fait que Dawson City se trouvait en toute fin des circuits d’exploitation cinématographique et que les propriétaires de salles, après leur diffusion, préféraient stocker les films plutôt que les renvoyer.
La population, modeste et isolée, avait une grande envie de se distraire et de s’ouvrir au monde, aussi la ville comptait trois salles de cinéma dans les années 1920.


 

Le passage au parlant et le coût de retour des films muets déjà projetés (sans compter le danger de combustion qu’ils représentaient), tout cela fit que les distributeurs finirent par donner aux exploitants la consigne de se débarrasser des films anciens. Aussi des centaines de bobines furent jetées dans le Yukon ou brûlées au bord du fleuve. Le nitrate dont elles étaient composées était instable et extrêmement inflammable. Il avait déjà provoqué de nombreux incendies dans les salles un peu partout dans le monde (la pellicule nitrate fut encore utilisée jusqu’en 1949, date à laquelle elle fut définitivement remplacée par l’acétate - qui posa par ailleurs d’autres problèmes pour les conservateurs de films car il se décomposait lentement).
À Dawson, heureusement, un important stock de ces vieux films nitrate (533 bobines) fut enseveli dans les années trente dans une ancienne piscine transformée en patinoire, à son tour désaffectée et détruite ; les films furent oubliés jusqu’en 1978.


 


 

Voilà les faits. Ils auraient pu ne faire que les titres des journaux locaux, figurer en brèves dans la presse nationale et faire le bonheur des conservateurs des Archives canadiennes et de l’US Library of Congress où ces films sont conservés. Aucun chef-d’œuvre oublié ou disparu n’est sorti miraculeusement de cette histoire : seulement des bandes d’actualités, des films mélodramatiques ou d’aventures, des comédies, des films déjà connus, tous révélant l’humeur du temps, certains même en lien proche avec ces lieux tels qu’ils étaient et avec les personnes qui les peuplaient (des bandes d’actualité furent tournées dès 1898 dans le Klondike,).
Le cinéma n’était pas encore le reflet d’une classe dominante, il était donné en promesse d’une vie comme l’or l’était pour des dizaines de milliers d’aventuriers sans le sou. Le cinéma était, comme l’a dit Charles Pathé, l’école du peuple et on peut ajouter "fait par des analphabètes pour des analphabètes" (Henri Langlois), c’est-à-dire absolument neuf et inventif.


 

Il y avait alors une coïncidence, une correspondance, entre la situation du peuple de Dawson City, ces aventuriers précaires d’un autre Far West, formant une société encore dépourvue de règles bien établies, dans l’espérance de l’Eldorado, et le cinéma tel qu’il arrivait dans ce bout du monde, plein de l’énergie de ses pionniers, prêts à s’emparer de l’instant, du quotidien extraordinaire et parfois tragique des prospecteurs, des profiteurs qui les suivaient et des faiseurs de fortunes. La vie qui se dégage des images qui nous sont données à voir dans le film de Bill Morrison est une révélation, celle d’un autre monde, d’un nouveau monde dont nous connaissions l’histoire épique mais dont nous n’avions pas saisi tout à fait la formidable vitalité ni la proximité, prisonniers que nous étions d’une approche trop académique ou stéréotypée.


 

L’intelligence de Bill Morrison qui s’empare de cette histoire à son tour, c’est d’approcher ce territoire et ces films comme un archéologue ou un géologue, exhumant lentement, délicatement chaque bribe de film, chaque photographie (le très beau fonds du photographe Eric Hegg), chaque document (formidable travail de recherche documentaire), en le liant à son environnement et à son histoire et laissant apparaître ses lacunes et ses usures. Il s’agit aussi pour lui de créer un rapport personnel (non pas subjectif), sans tenter la virtuosité, dans un regard englobant, non spécialisé, proche de ce qu’a été cette histoire : une incomparable aventure humaine.


 

Le cinéma documente, mais c’est aussi un miroir. Les visages qui revivent sont d’une force incroyable, à tel point qu’on peut douter un moment de leur vérité (doute d’un instant, favorisé par l’alternance de photographies, de bandes d’actualités et de films de fictions, traités de la même façon). "Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende" dit James Stewart à la fin de L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford. La légende de Dawson City est écrite depuis longtemps. Jack London l’a construite, multipliant les écrits, après son voyage dans le Klondike en 1897, de Croc-Blanc à L’Appel de la forêt et surtout les nouvelles reprises dans Souvenirs et aventures du pays de l’or, dont s’inspira Charlie Chaplin pour sa Ruée vers l’or en 1925 (et, trois ans plus tard, Claude Autant-Lara pour Construire un feu).


 

Il demeure cependant, grâce à la photographie et au cinéma employés judicieusement comme des témoins, la possibilité de faire revivre les souvenirs enfouis, de réactiver un passé qui prend soudain une saveur toute nouvelle, d’entrer en empathie avec ces gens disparus.


 


 

Que ces lieux ou ces personnes nous soient étrangers, peu importe. On reste effarés devant ces photographies de Eric Hegg montrant les colonnes formées par des centaines de migrants franchissant, en 1898, des cols enneigés, chargés comme des mules de vivres et de tout leur matériel de prospection (on sait que les deux tiers n’atteindront pas leur but), par ces hommes au travail sur le bord du Yukon, déchargeant des tonnes de marchandises de leurs bateaux ; on est touché par ces prospecteurs aux corps noueux et aux visages épuisés qui nous regardent, les pieds dans la boue, devant les maisons de bois de Dawson City, par les regards tristes des prostituées posant devant les rangées de leurs cabanes dans la rue qui leur est réservée.


 

On est surpris par cette foule en manque de distractions, agglutinée devant les bars, les casinos, les théâtres à deux sous. On est attendri par ces familles, ces enfants qui, après les premières années de frénésie de l’or, tentent de s’installer durablement dans ce rude pays. Et on est sous le charme de ces beaux visages de femmes, sur les films retrouvés, parmi les taches, manques et ravages causés à la pellicule. C’est comme une suite de petits miracles que ces réapparitions. L’exhumation de ces films est plus qu’une histoire du (dans le) cinéma. L’histoire de Dawson City apparaît comme une suite de hasards heureux, d’énergies formidables, de catastrophes et de destructions (des incendies à répétition jusque dans les années quarante). Et le cinéma y apparaît comme la vie elle-même, extrêmement aléatoire en ce lieu.


 


 

Les choix techniques de mise en récit et de montage participent à cette mise en empathie. Lenteur des parcours sur les photographies, ralentis sur les films atteignant parfois l’abstraction lorsque les pellicules sont à demi effacées, musique minimaliste et répétitive de Alex Somers, bruitages discrets qui résonnent comme un lointain souvenir, aucun commentaire parlé, informations nécessaires au récit données uniquement par écrit sur l’écran. Selon cette perspective et dans cette distance, le spectateur n’est pas pris en charge par une narration apportant du pathos. C’est d’un œil neuf qu’il découvre les faits et les images, arrivant sans les filtres habituels du docu-fiction et de la reconstitution, qui détruisent plus qu’ils ne construisent, pour le spectateur, un vrai rapport à l’image.


 

Sur la ville de Dawson City, il existait déjà le documentaire de Colin Low & Wolf Koenig, City of Gold, (1) dont des extraits apparaissent dans le film de Bill Morrison.
Dans ce film de 1957, Pierre Berton, né à Dawson, retrace l’histoire de la ville à partir de ses propres souvenirs d’enfance. Dans ce film, l’utilisation de nombreuses photographies avec une forme primitive de l’effet Ken Burns (mise en mouvement des photos par travelling optique, grâce à l’invention technique, récente à l’époque, du zoom) permet d’entrer dans l’image jusqu’au gros plan vers les visages expressifs des personnes. Bill Morrison reprend l’histoire, d’une certaine façon, là où City of Gold s’était arrêté : il systématise le procédé et l’étend aux films retrouvés dont les extraits sont travaillés d’une manière semblable, ralentis, agrandis, organisés pour mieux répondre à la mise en récit.


 

Répondre, mais pas illustrer : ce qui naît ainsi de ces images est en décalage avec le récit linéaire : ces extraits apportent une donnée supplémentaire, une profondeur qui est celle de la vie. Les visages sont indéchiffrables, ils ne disent que ce qu’on y projette, c’est-à-dire soi-même. Au spectateur de produire sa relation avec ces images. Ainsi des moments de grâce, lorsque des visages tirés de films retrouvés à Dawson City se conjuguent avec un moment du récit : vers la fin du film, ces visages se réveillent lentement, s’animent, apparaissent par bribes dans une projection lacunaire de la pellicule détériorée, lavée par des années d’enfouissement, luttent pour revivre dans les taches d’eau qui sont comme des flammes, visages qui conjurent la destruction.


 

On pense un moment à ce moment unique, dans La Jetée de Chris Marker (1962), où les yeux de Hélène Châtelain s’ouvrent brièvement, seul plan animé dans un film fait de photographies. Dans l’un et l’autre film, le temps qui passe, la destruction, l’instabilité de la mémoire forment un implicite qui met aussi en évidence la nature même du cinéma.
Bill Morrison est un adepte du found footage (la réappropriation de films anciens dans de nouveaux montages) et de l’installation artistique. Il a travaillé avec Douglas Gordon et Steve Reich. Il est donc proche de l’art contemporain. Son film porte ainsi un avantage à considérer l’exhumation des films de Dawson City avec un œil de plasticien. C’est peut-être aussi sa limite : la répétition des mêmes procédés, pendant deux heures, peut lasser. Ainsi le parcours des photographies se répète - zoom avant-zoom arrière -, et parfois frôle le diaporama ; ainsi également la surcharge de textes sur l’écran les rend difficiles à lire.

Mais le formidable intérêt du sujet emporte tout, ainsi que l’habile mise en parallèle de l’exhumation des films et de l’extraction de l’or, comme si l’une et l’autre relevaient pareillement de la géologie, devant lesquelles l’humanité était tout autant avide, naïve et oublieuse. Comme si la fragilité et l’aléatoire se retrouvaient dans l’une et l’autre. Un miroir, un instant.

Francis Guermann
Jeune Cinéma n°402-403, automne 2020 (à paraître)

* En 2017, Bill Morrison a ajouté un post-scriptum à son film, un court métrage de 10 minutes : Dawson City : Postscript (2017).
Dawson City : Frozen Time a été présenté le 28 janvier 2018, en clôture des Journées internationales du film sur l’art (JIFA) à l’Auditorium du Louvre (19-28 janvier 2018).

1. Capitale de l’or de Colin Low & Wolf Koenig (1957), court métrage de 22 minutes, avec Pierre Berton comme narrateur, est sorti au Canada la même année, et à New York en 1958.
En France, il a été présenté en continuité durant toute la durée de l’exposition L’Or (commissaire : Lucien Logette) à la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette (mars-juillet 1986).


 


Dawson City : le temps suspendu (Dawson City : Frozen Time). Réal, sc : Bill Morrison ; mus : Alex Somers ; design son : John Somers ; graphisme : Galen Johnson (USA, 2016, 120 mn). Documentaire.



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