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Tournée (2010)
de Mathieu Amalric
publié le mercredi 10 décembre 2014

A Certain Kind
Notes sur Tournée de Mathieu Amalric

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°331-332, été 2010

Sélection en compétition officielle du festival de Cannes 2010

Sortie le mercredi 30 juin 2010


 


Le dernier film de Mathieu Amalric, Tournée, a reçu, à Cannes, un accueil critique excellent quasi unanime, et des prix : Prix de la mise en scène, Prix de la critique internationale. C’est justice.
C’est l’histoire de la tournée non triomphale d’une troupe de strip-teaseuses américaines, style "new burlesque", menée par un producteur français un peu paumé, de retour au pays. Cent onze minutes délicieuses avec "elles" : Mimi Le Meaux, Kitten On The Keys, Dirty Martini, Julie Atlas Muz, Evie Lovelle, les filles magnifiques. Il y a aussi Roky Roulette et, jamais loin, Joachim Zand, avec sa fine moustache de mâle déconnecté (du trip de latin lover). De la troupe, on dit "elles", puisqu’elles sont majoritaires. C’est un film évident. C’est aussi un film palimpseste.


 

I. La première écriture serait issue de L’Envers du music-hall de Colette, selon les dires de Mathieu Amalric.
Le film commence dans une loge de théâtre où se croisent des créatures pulpeuses. On entre ainsi, d’emblée, dans un territoire de l’intime, fait de fards et d’odeurs poudrées, de moiteurs, de gri-gris et de frivolités, là où se fabrique, à partir de masques fluides sur des chairs libres, ce qui sera l’illusion bétonnée exhibée sur la scène. Les théâtres ne se ressemblent pas, ni leurs loges, ni leurs scènes. Mais toutes les loges recèlent ce sentiment de placenta, sécurisant et "obscène", avant l’irruption, toujours violente, sur la scène publique. Les lourds décors étouffants du siècle de Colette sont évanouis, mais son féminin n’est pas trahi.


 

II. On nous annonce "new burlesque", on se renseigne. À la fin du 19e siècle, les spectacles légers, pour publics avertis des cabarets de Paris, se sont exportés dans l’Amérique puritaine des cow boys. À grands machos, il fallait du féminin extrême. Plus tard, les rockers et les pin-up cohabitèrent volontiers de la même façon. Plus tard encore, après le (rétrospectivement) stupide - et faussement libérateur - premier degré des années Peace and Love sans entraves, advint le sarcasme. Contre la niaise innocence, quoi de plus efficace que le kitsch ? Contre les rébellions trop vite calcifiées, quoi de plus tonique que le post-féminisme punk ? Katharina Bosse à New York, et Michelle Carr avec le Velvet Hammer à Los Angeles s’y mettent, vers 1995, qui inventent le "new burlesque". "Ces filles portent la politique dans leur corps, une résistance au formatage qui n’a pas besoin de mots."


 

On n’a pas vraiment quitté Colette, et ses six ans de music-hall Belle Époque, ses vagabondages, ses tournées, ses envers en quelque sorte. On se met à rêver aussi à Lillie Langtry (Ava Gardner) l’égérie du juge Roy Bean chez John Huston et Lucky Luke. Elle est bien convenable, sur ses portraits, elle eut des amants et des amis chic et célèbres (Édouard VII, Oscar Wilde, par exemple). Mais que pensez-vous qu’il y avait comme genre de théâtre dans le Wild West ? Puis vient roder Dixie Daisy (Barbara Stanwyck), qui, sous la direction de William A. Wellman, vint incarner à Broadway, en 1943, les mémoires de strip-teaseuse de Gypsy Rose Lee, écrites avec l’aide de Craig Rice. Dans Lady of Burlesque, on va aussi loin que possible, dans la mesure de la décence, car le Code veille. Voilà tout de même quelques lettres de noblesse pour les ladies de Joachim Zand. Et la couche principale la plus visible du palimpseste.


 

III. C’est un road movie. La preuve, c’est qu’elles vont de port en port, Le Havre, Saint-Nazaire, Nantes, La Rochelle, Toulon. Il y a des étapes, des rencontres sans suite, et d’impossibles retours en arrière. Une autre preuve : elles n’atteindront jamais Paris. Le cadeau, pour les Américaines nées dans le rythme country, c’est la découverte du sentiment inimitable de la province française. Tant il est vrai qu’il n’existe sans doute de "province" qu’en France. Morne et plane, non-épique, sans danger, "pays vaincu", contrepoint d’une capitale arrogante et agitée. Les mots tirent leur sens de leur écosystème : il ne faut pas confondre province avec middle of nowhere. En échange, de chaque étape monotone, les Américaines font une fête.


 

C’est une fiction, la preuve, c’est que Mathieu Amalric a une moustache, une vraie, malgré les soupçons de sa consolatrice. C’est aussi un documentaire, les performances sont filmées en live. L’enthousiasme des salles est contagieux. On a envie d’y être, comme dans un film de Donn Alan Pennebaker ou de Martin Scorsese. C’est enfin une comédie : la preuve, incontournable, c’est qu’on rit. Parfois, on y trouve aussi la tentation de l’hyper-intimisme, qui fait l’ordinaire du cinéma français middle-class, au point de devenir un quasi-genre. Les larmes amères et immobiles de Joachim Zand, après l’amour, en sont une belle écume.
En fait, ce n’est pas un palimpseste (qui veille à cacher ses sédimentations), mais un fin métissage de genres. Palimpseste dévoilé, villa rotonda ouverte aux regards attentifs, hypertexte.


 

III bis. "New burlesque", revenons-y. Ce genre met en lumière les liens obscurs entre sexe et rire. Les figures de ce mariage contre-nature sont innombrables, de la chanson paillarde aux inventions linguistiques. Pourquoi rit-on avec un tel enthousiasme de ce continent noir, pourquoi sont-ce les femmes qui assument cette partie mixte du cerveau, de quel type de distance apeurée cet humour est-il le signe ? Dans le film de Mathieu Amalric, à part son statut social qui structure la narration, quel rôle joue-t-il autre que décoratif, ce "new burlesque" ?


 

Les salles de la tournée sont combles et les publics en délire devant les shows ironiques, les spectateurs du film se marrent volontiers. Pourquoi, à aucun moment, ne survient, pour qui que ce soit, le mauvais rire de la moquerie ? Quel type de tendresse avons-nous, tous et toutes, pour ces super-nanas hors normes ? Elles sont des stars, faites de distance et de fards, ce qui n’autorise pas, normalement, la tendresse. C’est Mathieu Amalric, bien sûr, qui oriente le projecteur sur elles, le metteur en scène, l’acteur surtout. Personne d’autre que lui n’aurait pu incarner Joachim Z. : plus qu’un rôle, c’est un manifeste.


 

IV. Joachim Z., donc.
C’est l’histoire d’une seconde chance manquée. Mais revient-on jamais d’exil ? Et qui veut rentrer à la maison ? Le mal du pays dévaste tout, exactement comme le temps. Et on découvre toujours, et toujours trop tard, qu’on n’avait pas de pays. Ou bien, quand on est chanceux, on découvre à temps, avant la fin, que le seul pays possible, c’est un monde virtuel, ce qu’on a coutume d’appeler amour en français, un état d’esprit sans destination et sans spécialité, avec parfois des pôles de fixation qui se proposent. Joachim Z., malgré sa mélancolie, a cette chance. Il les a rencontrées, elles (dont "lui" Roky) sont là et le bercent. D’où l’importance de la déclaration d’amour de Joachim caché derrière son micro, qui vient, comme un grand monologue parlant, donner sens au calme "olympien", forcément muet, de ces déesses-mères.


 

V. Joachim Z., deuxième. Le "petit homme" est une figure protéiforme récente, après le crépuscule des dieux, de Charles Chaplin à Wilhelm Reich. Revenons au burlesque, le vrai, le old-fashioned, né de la commedia dell’arte, celui du slapstick des années 1910 et 1920, où ça dégage et où ça improvise, en silence sur l’écran et au son d’un piano off. Les temps ont changé. Au temps de la lenteur, le cinéma était affolé. Au temps de la vitesse, le cinéma se ralentit. Le monde de Joachim Z. est délivré du frénétique, mais les corps sont toujours les vraies vedettes du show. Leurs sons et leurs silences sont devenus des agents du tissage, au même titre que le montage.


 

De ce film, curieusement, au-delà des dialogues, rires, paroles et musiques, et autres va-et-vient, on garde le souvenir d’une sorte de calme, comme si l’apaisement finissait par gagner, en fin de compte. Autrefois, les grosses matrones furieuses poursuivaient de leur alacrité les petits hommes, forcément coupables, qui fuyaient. Dans la tournée d’aujourd’hui, les vastes corps des belles impavides, et le corps peureux et doux de Joachim Z. se confrontent sans plus s’affronter. "Tout est suspect au théâtre, hormis les corps".


 

Joachim Z., c’est aussi Charlot et Buster. Comme autrefois, le petit homme est "fired". Mais Mimi Le Meaux n’est pas Marie Dressler, et la succession obligatoire des gags agressifs s’est transformée en loi tranquille du "canular maximum". À la clé, il y a une réconciliation, une paix entre les sexes, au sein d’un matriarcat utopique. Ce calme, qui gagne au long du film, ressemble à un armistice durable.
Tournée raconte une fin de partie : le loser ne fait pas que perdre. Il assume aussi la fin de la guerre, ce qui est, dans sa catégorie, un rôle très glorieux.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°331-332, été 2010


Tournée. Réal : Mathieu Amalric ; sc : M.A., Philippe di Folco, Marcello Novais Teles & Raphaëlle Valbrune ; ph : Christophe Beaucarne ; mont : Annette Dutertre ; décors : Stéphane Taillasson ; son : Olivier Mauvezin. Int : Miranda Colclasure, Suzanne Ramsey, Linda Marraccini, Julie Ann Muz, Angela de Lorenzo, Alexander Craven, Mathieu Amalric, Damien Odoul, Aurélia Petit, Anne Benoît, André S. Labarthe, Pierre Grimblat, Florence Ben Sadoun, Simon et Joseph Roth, Julie Ferrier, François Bégaudeau, Olivier Doran (France, 2010, 111 mn).



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