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Heure des brasiers (l’) (1968)
de Fernando Solanas
publié le samedi 14 novembre 2020

par Guy Hennebelle
Jeune Cinéma n°37, mars 1969

Sortie le mercredi 18 juin 1969


 


Monument dans le cinéma argentin, L’Heure des brasiers constitue aussi une date dans l’histoire du cinéma mondial. Un Uruguayen disait à Leipzig : "L’Amérique latine tient enfin son Cuirassé Potemkine. Même en ne connaissant que le premier "tome" intitulé "Néocolonialisme et violence" de cette trilogie de quatre heures vingt, on peut penser que cette comparaison n’est pas insensée.

C’est la première fois que l’on exprime en un seul film tant de choses et que du brassage de tant de sujets se dégage une évidence aussi claire : la lutte armée est non seulement nécessaire mais encore inéluctable en Amérique latine. Un gigantesque "second Vietnam" s’y prépare au déclenchement duquel Fernando Ezequiel Solanas a eu conscience de travailler en réalisant La hora de los hornos.


 

Il est symptomatique que dans les interviews - encore rares il est vrai - qu’il a accordées, l’auteur parle beaucoup plus de politique que d’art. C’est que pour lui "l’esthétique est la conséquence des nécessités de la lutte". Voici quelques années, dans un texte assez connu, Glauber Rocha appelait de ses vœux une "esthétique de la violence". La convergence n’est certainement pas fortuite, Mais aussi grandes que soient les qualités du Cinema novo, celles de L’Heure des brasiers les dépassent. À la lumière de ce film-phare, on s’aperçoit que les cinéastes brésiliens ont une vision encore confuse, embrumée, des problèmes sociaux et politiques qui se posent à leur pays. Un article du critique brésilien Jean-Claude Bernardet dans Les Temps modernes et une étude parue dans la revue Partisans avaient d’ailleurs déjà attiré l’attention sur ces carences. Les Argentins - certains d’entre eux du moins : Fernando Birri et José Jusid - semblent être mieux en prise avec la réalité concrète. (1)


 

En tout cas, pour Fernando Solanas, les choses sont claires. Citant Che Guevara, il écrit dans son générique : "Chacune de nos actions est un cri de guerre contre l’impérialisme et un appel à l’unité des peuples contre le grand ennemi du genre humain, les États-Unis". Et il ajoute, avec Frantz Fanon : "Nous devons tous nous engager dans la lutte pour le salut commun, il n’y a pas de mains propres, pas d’innocents, pas de spectateurs". Dans un cinéma embourgeoisé où règne une grande confusion idéologique, où l’on appelle le moindre chaton un tigre, sans même se rendre compte qu’il est, au surplus, en papier, où l’on cultive amoureusement l’ambiguïté, Fernando Ezequiel Solanas a ouvert - réellement - un "front vietnamien". Entreprise que les cinéastes cubains, de leur propre aveu, n’ont pas su amorcer (à l’exception toutefois de Santiago Alvarez avec Hanoi, mardi treize et L.B.J. (2)


 

L’Heure des brasiers ne s’empêtre pas dans des symboliques tarabiscotées. C’est un film clair, catégorique, violent, univoque, révolutionnaire. Il n’est pas récupérable par la bourgeoisie. C’est un film anti-américain qui constitue un appel au meurtre de l’impérialisme, un film fondamentalement subversif qui ne se satisfait pas de demi-mesures et qui démontre à l’aide de documents expressifs, parfois métaphoriques, mais toujours explicites et lisibles, qu’à la violence réactionnaire camouflée (ou non) des régimes en place, il faut opposer une violence révolutionnaire.

Présenté à Pesaro, à la Cinémathèque française et à Locarno, L’Heure des brasiers est pour l’instant interdit en France, comme on le sait. Le film n’a pas pu être programmé dans le cadre de la quinzaine Positif. Ainsi que l’indique une note rédigée par Fernando Solanas et parue dans cette dernière revue (n°100-101), le tournage a duré deux ans et a nécessité près de 200 heures d’interviews recueillies au cours d’un périple de 18 000 kilomètres. La plus grande partie du film a été enregistrée en 16 mm et agrandie par la suite. Bien que le film déborde souvent sur les autres pays du continent latino-américain, c’est essentiellement de l’Argentine qu’il est question. Il l’a tourné avec une équipe réduite, en collaboration avec l’écrivain espagnol Octavio Getino et clandestinement. La hora de los hornos est son premier long métrage. Il n’avait réalisé auparavant qu’un court-métrage, Seguir Andando, et des films publicitaires.


 

La première partie, "dédiée à Che Guevara et à tous ceux qui tombèrent dans la lutte pour la libération de l’Amérique latine", s’intitule "Néocolonialisme et violence". Elle dure 95 minutes, les trois dernières minutes consistant en un long plan fixe de la figure, presque christique, du leader cubain assassiné en Bolivie le 9 octobre 1967.
Ce tome se divise en treize chapitres, à la manière d’un manuel. La hora de los hornos pourrait d’ailleurs être présenté comme l’équivalent cinématographique d’un ouvrage qui se situerait entre Géographie de la faim de Josué de Castro (3) et les écrits de Fidel. En effet, le ton est tantôt celui de l’analyse, tantôt celui du pamphlet. Dans son prologue, Fernando Solanas insiste une première fois - il y reviendra constamment - sur l’état de dépendance dans lequel se trouve aujourd’hui l’Amérique latine. Ce thème est repris comme un leitmotiv tout au long du film. On a relevé cette phrase ironique dans le commentaire : "L’Argentine a vécu sous l’influence conjuguée de trois facteurs, la langue espagnole, l’or anglais et la culture française". À quoi s’ajoute aujourd’hui un quasi-protectorat américain.


 

Après avoir survolé l’histoire et la géographie du pays, Solanas explique en quoi consiste la "violence quotidienne" : analphabétisme, chômage, campagnes déshéritées... Suit une description de la vie à Buenos Aires, puis une satire extrêmement corrosive de l’oligarchie qui se prostitue traditionnellement à une puissance étrangère, avant-hier l’Espagne, hier l’Angleterre, aujourd’hui les États-Unis. Il s’acharne sur elle avec une délectation particulière. Il expose ensuite en détail comment fonctionne le système. en période de calme et en période de trouble, avec la répression policière. Autre caractéristique : le racisme contre les Indiens.


 

Deux marques du film méritent d’être plus particulièrement explicitées.

La première, qui semble avoir dérouté certains critiques, c’est le nationalisme, notamment culturel, qui imprègne La hora de los hornos. Ce serait une grave erreur que de le condamner en tant que tel. Le cinéaste consacre deux chapitres de son film ("La violence culturelle" et "Les modèles") à expliquer comment la domination économique et politique des Yankees est favorisée par une pénétration culturelle parallèle. Il va jusqu’à parler d’agression linguistique. Il faut comprendre que dans les pays du tiers-Monde le nationalisme est souvent un instrument de résistance à la domination d’un pays plus puissant qui, au nom de la culture Universelle, s’efforce en fait d’introduire sa propre culture nationale.


 

C’est à la lumière de cette situation qu’il faut lire ces phrases de Fernando Solanas : "Le peuple d’un pays néo-colonisé comme le nôtre n’est maître ni de sa terre ni des idées qui lui sont inculquées, sa culture n’est pas la culture dominante, au contraire il est la victime de celle-ci. Il ne possède que sa conscience nationale et son unique possibilité est sa capacité d’être subversif. [...] Notre engagement en tant qu’hommes de cinéma et appartenant à un pays en état de dépendance ne peut s’accommoder de compromis avec la culture universelle, l’art. l’Homme abstrait". Il convient de noter que des pays comme Cuba et le Nord-Vietnam sont très "nationalistes" en matière culturelle. Cette attitude n’impliquant aucun repliement sur soi, aucune autarcie, mais procédant simplement de cette remarque de bon sens : avant d’accueillir autrui il faut posséder un chez-soi.


 

Un autre "ingrédient" du film a été assimilé avec difficulté : le péronisme.
Notons ici que la seconde partie de L’Heure des brasiers, intitulée "Acte en faveur de la libération" (qui dure deux heures) est "dédiée au prolétariat péroniste, responsable de la conscience nationale des Argentins".
Elle se divise elle-même en deux chroniques : Chronique du péronisme (1945- 1955) et Chronique de la résistance (1955-1966). On peut résumer l’interprétation qu’il propose du péronisme : "Il s’agissait d’un mouvement hétérogène avec des aspects négatifs certes, mais aussi des côtés positifs. D’un mouvement d’essence nationaliste à deux composantes sociales, l’une était bourgeoise, l’autre était populaire et révolutionnaire. Il ne doit pas être assimilé à des phénomènes apparus dans des pays développés. Malgré toute la démagogie qui l’a accompagné, le péronisme a marqué l’arrivée des masses populaires à l’avant-scène du pouvoir en Argentine. En définitive, il a fini comme un mouvement petit-bourgeois et la chute de son leader peut justement être interprétée comme un signe de sa faillite, comme la conséquence de ses inconséquences. En cela, il est d’ailleurs représentatif de toute une série de mouvements apparus par la suite dans le tiers-Monde". Et Fernando Solanas, sur cette question, engage fortement en privé les observateurs européens à éviter les schématisations et les parallèles abusifs.
La troisième partie de L’Heure des brasiers s’intitule "Violence et libération".
Elle ne dure que trois quarts d’heure. C’est une collection, susceptible d’être complétée, de témoignages et de documents sur la répression et les possibilités révolutionnaires.


 

En conclusion, il convient d’indiquer que l’ensemble du film, mais surtout ses deux dernières parties, se présente comme un anti-spectacle.
Fernando Solanas s’efforce, un peu comme Maïakovski dans Les Bains par exemple, de détruire le rapport traditionnel du spectateur au film.
En cela, il ne fait que prendre au pied de la lettre la formule de Frantz Fanon - "Il n’y a pas de spectateurs, pas d’innocents" - et illustrer sa propre définition : "Mon esthétique n’est que la conséquence des nécessités de la lutte". Bertolt Brecht d’ailleurs disait la même chose : "Nous dégageons notre esthétique des besoins de notre combat".

C’est ainsi que Fernando Solanas souhaite que la deuxième partie soit précédée par une distribution de tracts et la diffusion de chants révolutionnaires, et entrecoupée d’interruptions destinées à favoriser des débats avec le public, etc.
Les véritables œuvres révolutionnaires le sont à la fois dans leur forme et par leur contenu. C’est pourquoi il semble que L’Heure des brasiers restera une date dans l’histoire du cinéma mondial.

Guy Hennebelle
Jeune Cinéma n°37, mars 1969

1. De Fernando Birri (1925-2017), Tire dié (1958) et Los inundados (1962). De Juan José Jusid (, Tute Cabrero (1968).

2. De Santiago Alvarez (1919-1998), deux courts métrages : Hanoi, martes 13 (1968) et L.B.J. (1968).

3. Josué de Castro, Geografia da Fome : A Fome no Brasil. Rio de Janeiro : O Cruzeiro, 1946. Géographie de la faim : le dilemme brésilien : pain ou acier, traduction de Jean Dupont, Paris, Seuil, 1964.

* Le n°37 de Jeune Cinéma, mars 1969 comporte un dossier sur le cinéma argentin, avec un article général du poète César Fernández Moreno (1919-1985), "Passé et présent du cinéma argentin", et des entretiens avec Fernando Ezequiel Solanas (1936-2020), Simón Feldman (1922-2015), Fernando Birri (1925-2017), Leopoldo Torre Nilsson (1924-1978).


L’Heure des brasiers (La hora de los hornos : Notas y testimonios sobre el neocolonialismo, la violencia y la liberación). Réal, sc : Octavio Getino et Fernando E. Solanas ; ph : F.S. et Juan Carlos Desanzo ; mont : Juan Carlos Macías, Antonio Ripoll et Norma Torrado ; mu : F.S. et Roberto Lar. Int : María de la Paz, Fernando E. Solanas et Edgardo Suárez, narrateurs, avec Fidel Castro, Ernesto ’Che’ Guevara, Zedong Mao, Eva Perón, Juan Domingo Perón, footage (Argentine, 1968, 260 mn). Documentaire composé de trois parties : Néocolonialisme et violence (95 mn), Acte pour la libération (120 mn), et Violence et libération (45 mn).



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