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Dindo, Richard (né en 1944)
Une rétrospective (1988)
publié le mardi 26 janvier 2016

Le regard porté sur l’individu

par Anne Kieffer
Jeune Cinéma n°188, mai-juin 1988


 


Organisée par le Centre culturel suisse de Paris du (4-19 mars 1988), la rétrospective Richard Dindo a été l’occasion de voir dans son intégralité une œuvre dont la cohérence artistique et le point de vue politique sont exemplaires.
Né à Zürich en 1944, Richard Dindo, cinéaste suisse fortement influencé par les événements de 68 - il est à Paris à l’époque, et fréquente assidument la Cinémathèque française - tourne ses premiers films en 1970, pendant la période faste du cinéma suisse. Par le biais du cinéma documentaire, il porte sur son pays et sur les Suisses un regard qui bouscule les idées reçues et qui jette le doute. (1)


 

Peintres naïfs en Suisse orientale (1972) est une façon de renouer avec la réalité de la Suisse, "de retrouver une langue maternelle au contact du parler ouvrier et paysan et d’instaurer un peu naïvement un rapport au peuple" (2).

C’est surtout l’invention d’une approche documentariste novatrice et en rupture avec le documentaire traditionnel suisse. Ce n’est pas un film sur la peinture mais une présentation de quatre peintres naïfs de la région de Saint-Gall. Ils parlent devant leur chevalet, dans leur atelier, et en dehors de leur travail. L’une a été ouvrière dans une usine textile, l’autre (ancien manœuvre) est handicapé par une maladie professionnelle, le troisième est un ancien garçon de café et le quatrième (vacher) attend la mort dans un hospice.


 

Par plaisir, par dérivatif, au lieu de bricoler, de jardiner, de tricoter ou de pêcher à la ligne, ils peignent en s’inspirant du paysage local, de cartes postales et en laissant libre cours à leur imagination. Leur peinture est sage, conformiste, figurative le plus souvent et sans outrance. L’utilisation répétitive de couleurs vives - seule audace autorisée - est plus l’extériorisation incontrôlée d’obsessions et de fantasmes qu’une apparente joie de vivre. Avec calme et résignation, ils acceptent le rapport marchand à leur défaveur, peindre est plus agréable qu’aller à l’usine.

Richard Dindo construit une dramaturgie sur les paroles de ces quatre peintres, il démasque leur vérité par une qualité exceptionnelle d’écoute et de confiance. Sans explication pesante, on découvre que la peinture naïve reflète un besoin d’évasion canalisé par une expression sage, sans outrance formelle et thématique. Sous son observation fine, filtre cette vérité.

Des Suisses dans la guerre d’Espagne (1975) est un ressourcement dans l’histoire du mouvement ouvrier suisse.


 

Sur des documents d’époque, une voix off situe, dans un rapide prologue, l’arrivée de la République espagnole en 1931, les grandes grèves des Asturies en 1934, la victoire du Front Populaire de 1936, contestée par la réaction et le coup d’État de Franco qui déclenche la guerre civile.

En face de la non-intervention des démocraties européennes, seuls des "volontaires de la liberté" originaires de 53 pays rejoignent les Républicains espagnols et se battent à leurs côtés. Parmi les 35 000 combattants des Brigades internationales, il y eut des Suisses. Trente cinq ans après, Richard Dindo donne la parole à plusieurs d’entre eux.
Ils disent dans leur environnement quotidien, seuls ou avec leurs épouses ou compagnes (souvent rencontrées en Espagne) le pourquoi de leur engagement, leurs difficultés à rejoindre les réseaux clandestins de départ et de transit vers la France, leurs fonctions d’instructeurs militaires dans l’armée républicaine, leur baptême du feu à Madrid, leurs combats à Teruel, Guadalquivir et les émouvants adieux de Barcelone.


 

Leur retour en Suisse est une douche glacée : assimilés à de dangereux aventuriers communistes, ils sont emprisonnés pendant deux à trois ans avant d’être amnistiés. Jamais, il ne fut question de reconnaître la dignité et le courage de leur lutte contre le fascisme. Beaucoup de portes se ferment à eux, aussi exercent-ils de petits métiers artisanaux. Floués, mis à l’écart par l’Establishment helvétique, ils se fondent dans l’anonymat de la masse laborieuse. Lee film sort de l’ombre ces oubliés de l’histoire. En organisant leurs témoignages comme "un récit et non comme un jeu de questions-réponses" autour de documents d’archives (extraits d’actualités, de films, de matériel d’affiches, de tracts...) et de photographies personnelles, Richard Dindo monte un ensemble émouvant de portraits variés.

Avec le décalage du temps, ces Anciens d’Espagne rappellent les divisions de la Gauche d’alors et sa propension à s’autodétruire. Ils vibrent encore du souvenir de l’exaltation de leur engagement et de la douleur de la défaite. Non seulement Richard Dindo réhabilite "ces Suisses pas comme les autres", mais il s’autorise le droit et l’honneur de les questionner sur la démocratie en 1975, en Suisse. En fait, il les consulte comme des sages et comme d’authentiques références civiques. Que cette conclusion (ultime hommage aux Anciens d’Espagne et logique d’un héritage politique) ait choqué les conservateurs de tout bord, n’a rien d’étonnant.

Avec la collaboration de Niklaus Meinberg, journaliste-écrivain, Richard Dindo réalise en 1975, L’exécution d’Ernst S., traître à sa patrie.

D’emblée, une voix off ouvre le dossier : "Dans la nuit du 10 novembre 1942, Ernst S. a été fusillé à l’âge de 23 ans, dans une forêt du hameau de Bissacht, ici". Des images d’un village, un dimanche d’été défilent avec, en bruit de fond, des détonations d’un stand d’exercices de tir. Quelques extraits d’actualités du Ciné-Journal présentent le procès d’Ernst S. Puis Richard Dindo questionne les frères et les proches d’Ernst S. pour reconstituer son portrait en l’éclairant du contexte social et économique des années 30.


 

De milieu paysan pauvre, Ernst S., à la mort de son père est placé en orphelinat puis en camp de travail. C’est un gars rieur, plus attiré par la chansonnette, la nage que par le travail. Si l’un de ses frères adhère au parti communiste, lui flirte avec l’idéologie nazie. Avide de solutions rapides, en face du chômage et de la misère, il tombe sous l’influence d’un agent nazi à qui il remet quatre grenades et quelques renseignements sur un dépôt de munitions.


 

Comme dans Des Suisses dans la guerre d’Espagne, Richard Dindo joue du recul du temps par rapport à l’événement. Il mêle l’iconographie officielle d’une époque à celle de souvenirs intimes d’albums photographiques. L’exécution d’Ernst S., traître à sa patrie est un film de la parole "le plus abouti au niveau des entretiens car j’ai eu la chance de tomber sur des gens magnifiques qui parlent d’une manière très belle" estime l’auteur.


 

Film très élaboré articulé autour d’un rythme lent et répétitif. Peu de mouvements de caméra, sauf quand de longs travellings avant nous introduisent à six reprises dans la forêt de Bissacht, lieu d’exécution d’Ernst S. L’image anodine de forêt se charge chaque fois un peu plus du sens de la mort d’Ernst S.
Pour Richard Dindo, cet événement est prétexte à faire surgir de l’opacité asphyxiante, le véritable visage de la neutralité suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme il est dit à la fin du film, "le plus petit est plus vite pendu que le grand". Quelques lampistes dont Ernst S. - il n’est pas question d’éluder leur responsabilité - ont été fusillés alors que la collaboration se faisait au sommet et que des fabricants d’armes approvisionnaient le Reich. L’exécution d’Ernst S., traître à sa patrie fait scandale et secoue la conscience suisse mise à mal à la même époque par le livre de Jean Ziegler, Une Suisse au-dessus de tout soupçon, autre pavé dans la mare. (3)

Après la violente polémique autour du film, Richard Dindo ne désarme pas et signe pour la télévision des portraits d’intellectuels "résistants".


 

Avec Raimon, chansons contre la peur (1977), il retrouve l’Espagne et l’histoire anti-fasciste. En sympathie avec le chanteur catalan, il restitue la force et l’aura de ce militant anti-franquiste. Deux autres portraits - celui de Hans Staub, photographe-reporter, et de Clément Moreau, graphiste utilitaire, - sont un autre retour aux sources du mouvement ouvrier suisse des années 30 et une méditation sur la fonction de l’artiste et de l’intellectuel suisse.


 

Max Frisch, journal I - III (1981) pose la même interrogation et l’enrichit d’une réflexion sur l’exil. Aux yeux de Richard Dindo, "l’intellectuel suisse alémanique, ne peut s’ouvrir et aller au bout de ses possibilités que dans un rapport à l’étranger".


 

Max Haufler - le muet (1983), rend hommage à la génération des cinéastes précédant celle de Richard Dindo.

Max Haufler est "un de ces réalisateurs maudits qui n’ont pas su, pas pu faire des films en Suisse à la hauteur de leur culture et de leur conscience politique". Après trois films, Max Haufler rêve d’adapter Le muet de Otto F. Walter. Cinq ans durant, il porte ce projet ; fatigué, usé, il se suicide en 1965.


 

Janet Haufler (sa fille) rencontre Richard Dindo qui l’engage. Parallèlement à l’enquête sur le pourquoi du suicide de Max Haufler, il greffe une mise en scène du Muet interprété par Janet Haufler elle-même. Le muet recherche son père de chantier en chantier, dans un paysage gris et fermé symbole de l’impossible rencontre tout comme Janet Haufler essaie désespérément de pénétrer le silence du suicide de son propre père. Film tragique où la lisière entre le documentaire et la fiction s’amenuise.

El suizo - Un amour en Espagne (1985) tente sous l’angle de la fiction de suivre l’itinéraire d’un journaliste zurichois sur les traces de son père, ancien combattant des Brigades internationales. La rencontre d’Anne, présente en Espagne pour les mêmes raisons, complique la situation. Entre Hans et Anne se tisse une étrange relation qui amplifie l’impasse du voyage initiatique. El Suizo - Un amour en Espagne a la froideur d’un exercice de style, Richard Dindo le juge être "son talon d’Achille".

En 1980, souffle en Suisse alémanique un vent de révolte chez les jeunes qui étouffent dans ce pays replié sur lui-même et doucement répressif. À Zürich, ils se retrouvent dans un centre autonome des jeunes, y échangent leurs espoirs, leurs idées sur le monde, bref s’y "éclatent". Au cœur de la ville, cette poche de marginalité est insupportable aussi bien pour les patrons que pour les ouvriers. Elle heurte l’esprit bourgeois qui ne comprend pas ce "ras-le-bol", ce refus du travail et des acquis d’une société consensuelle. Les autorités ferment le centre. De violents affrontements ont lieu contre les forces de l’ordre. Chez les policiers une méfiance systématique s’installe vis-à-vis des jeunes et vire à la chasse aux jeunes. Des bavures policières ont lieu.


 

En 1986, Richard Dindo, agacé par la rapidité avec laquelle, on oubliait l’événement, décide de faire Dani, Michi, Renato et Max. (1987). "J’ai voulu provoquer la mémoire, persuadé que l’oubli n’était pas innocent".

Selon son habitude de documentariste, Richard Dindo fait encore, à partir de destins individuels, affleurer l’histoire générale selon un point de vue politique. Découpé en trois chapitres, le film enquête sur la mort de Dani et Michi pris en chasse par une voiture de police pour rouler trop vite et sans casque sur le périphérique, sur celle de Renato poursuivi pour avoir volé la voiture des voisins et sur celle de Max à la suite des séquelles d’un tabassage musclé lors des affrontements de 1980-1981. Chaque épisode est monté de manière différente de façon à en restituer la spécificité.


 

Le réalisateur revient sur les lieux du crime, par nécessité pour chercher les traces cachées du passé et pour le reconstruire. Chaque version de l’accident de Dani et Michi ou de Renato est filmée selon la singularité du témoignage. Les interviewes des différents témoins se déroulent à l’endroit précis où ils étaient avant, pendant et après l’accident. Richard Dindo pousse à l’extrême le souci de la reconstitution, considérant les témoins comme des acteurs qu’il convie à revivre le passé et à rejouer leur propre rôle pour faire surgir la mémoire et l’émotion de cette mémoire. Le spectateur participe à la démarche cinématographique du cinéaste, il "se meut et s’émeut en permanence", selon l’expression de Denis Lévy.
Entrepris avec, et grâce au concours de gens courageux - les policiers impliqués dans ces trois bavures n’ont pas été condamnés - par un réalisateur qui garde une attitude politique à l’égard de la réalité, Dani, Michi, Renato et Max est un long travail de deuil, difficile mais libérateur. C’est exemplaire et remarquable. On rêve d’un tel film en France sur l’affaire Malik Oussékine. Si tout au long de son œuvre, Richard Dindo a cherché dans les oubliés de l’histoire suisse ses pères spirituels, on peut dire qu’avec Dani, Michi, Renato et Max, il retrouve ses frères de résistance.

Anne Kieffer
Jeune Cinéma n°188, mai-juin 1988

* Site officiciel de Richard Dindo.

1. Certains des films évoqués ont des titres originaux en allemand : Naive maler in der Ostschweiz (1972) ; Schweizer im spanischen Bürgerkrieg (1975) ; Die Erschiessung des Landesverräters Ernst S. (1975) ; Raimon-Lieder gegen die Angst (1977) ; Clement Moreau, der Gebrauchsgrafiker (1978) ; Max Haufler-Der Stumme (1983).

2. Les citations sont de Richard Dindo, au cours de la rencontre-débat au Centre culturel suisse de Paris, le 15 mars 1988, ou tirées du catalogue de la rétrospective.

3. Jean Ziegler, Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Paris, Seuil, 1976.
Contributions de Délia Castelnuovo-Frigessi, Heinz Hollenstein, Rudolph H. Strahm.



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