par Jacques Chevallier
Jeune Cinéma n°236, mars-avril 1996
Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1995
Sortie le mercredi 3 avril 1996
Une fois dans la maison, dès les premières images du film, on ne voit le paysage de neige et de forêt qui l’entoure qu’à travers les vitres des fenêtres. N’y entreront, venant de l’extérieur, que des éléments modifiant son ordre et les règles de vie des frères Per et Moe, ses habitants.
Modification provisoire : le passage d’une accorte femme de ménage, passage attendu et source d’excitation. Modification durable : l’arrivée et l’installation de Konrad, le fils que Per ignorait avoir conçu, vingt-cinq ans plus tôt, lors d’un bref voyage en Suède, le seul qu’il ait jamais fait.
Les deux niveaux de la maison ne sont pas seulement fonctionnels : dormir, manger, vivre en attendant... Le haut est à l’obscur, à la nuit, le bas au jour, à la lumière extérieure venue d’un monde ignoré. Un curieux escalier fait passer de l’un à l’autre, une volée de demi-marches que la caméra, au début du film, fixe obstinément pour y attendre et y observer les parcours des deux frères, relevant ainsi dans un même plan le rituel de leurs gestes. À ce cadre vide dans lequel ils ne font que passer, vont se succéder des images fragmentaires et répétitives de la vie quotidienne de Per et de Moe : écoute de la radio, chacun ayant sa préférence, repas, vaisselle, préparation d’un arbre de Noël, pédicurie, couture, etc.
Qui sont-ils, ces deux frères, retirés dans cette maison, quelque part dans la forêt ? Pourquoi sont-ils là ? D’où viennent-ils ? Questions inutiles. Ces deux vieux n’attendent rien, même pas Godot. Repliés sur eux-mêmes, se nourrissant des vivres que leur livre un épicier, ils vivent immobiles, insensibles au temps qui passe, une petite dispute parfois, vite étouffée, une dépendance acceptée, Per ayant, semble-t-il, quelque autorité sur Moe dont le comportement a quelque chose d’enfantin.
Le véritable enfant - encore qu’il n’ait en rien l’apparence d’un enfant -, c’est un gros garçon handicapé qu’on livre avec son fauteuil roulant dans la maison, à la demande de sa mère. Le fils de Per, dont il ignorait l’existence, mais dont la présence muette va modifier insensiblement les rapports entre les deux frères. Tout vêtu de jaune, le crâne lisse, ce Konrad fait penser à un énorme poussin. Énorme et inquiétant. Toujours en éveil, il ne se sépare jamais de sa collection d’œufs (d’où le titre du film) d’oiseaux, parmi lesquels un œuf de coucou. Coucou lui-même, puisque installé par sa mère dans la maison des deux frères, accaparant l’attention et les soins de Per et finalement entraînant le départ de Moe.
Vingt-cinq ans plus tôt, le jour de l’escapade suédoise de Per, une capsule américaine se posait sur la face cachée de la Lune. La radio rappelle l’événement lors de l’arrivée de Konrad, comme pour donner une dimension cosmique ou métaphysique à l’intrusion de ce curieux personnage dans cette petite planète, isolée du monde alentour, qu’est la maison - et la vie - des deux frères.
Le film, dans sa mise en scène même, qui introduit stylisation et abstraction dans la représentation du réel, a tout d’une fable. Le thème du coucou - vague rappel peut-être du roman de John Wyndham, The Midwich Cuckoos et du film qu’en a tiré Wolf Rilla - prête à diverses interprétations.
Au demeurant, le coucou Konrad est aussi surnommé "la poule", une injure, et il se nourrit exclusivement - à l’américaine - de milk-shake.
Envahissant envahisseur... Comment s’en débarrasser ? On ne s’en débarrasse pas. Il est là. Il dépend de l’un, il expulse l’autre. Il pourrait sans doute un jour occuper toute la place dans la maison, et ailleurs. Un... Eggs 2 au service des nouvelles conquêtes de Konrad ? Pourquoi pas ? Rien n’est impossible à Bent Hamer, cinéaste norvégien, narrateur inspiré de cette fable absurde, burlesque et inquiétante, son premier long métrage.
Jacques Chevallier
Jeune Cinéma n°236, mars-avril 1996
Eggs. Réal, sc : Bent Hamer ; ph : Christien Berrum ; mont : Skatfi Gundmundsson ; mu : The Flesh Quartet. Int : Sverre Hansen, Kjell Stormoen. Leif Andrée, Juni Dahr. (Norvège, 1994, 85 mn).