Mannheim, 18-28 novembre 2004, 53e édition
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°298-299, automne 2005
Fidèle à ses caractéristiques, l’Internationales Filmfestival, pour sa 52e édition, a présenté des premiers ou seconds films du monde entier.
Toujours suivi par le très large public de la ville, et par la presse (autre que française), il offre également aux producteurs et distributeurs un lieu de rencontres extrêmement fécondes : nombre de projets s’y montent, et on y voit souvent des films mis en chantier ici-même lors des précédents festivals.
Les traditionnels hommages aux maîtres du cinéma ont été décernés cette année à Wim Wenders et à Edgar Reitz.
Edgar Reitz, qui, depuis les années 60 n’a jamais cessé d’innover et d’expérimenter, s’est vu programmer ses trois Heimat, soit cinquante heures de film présentant cinquante ans d’histoire allemande, pour le plus grand profit des historiens du cinéma.
Wim Wenders, représenté par le director’s cut de trois cents minutes de Jusqu’à la fin du monde et son récent Land of Plenty, provoqua un bel afflux de foule, au point de bloquer l’immeuble du festival.
Les découvertes étaient d’une richesse aussi plaisante qu’à l’habitude, trop nombreuses pour être toutes passées en revue.
Littoral, adaptation d’une pièce de théâtre acclamée au Canada, marque les débuts au cinéma d’un jeune dramaturge d’origine libanaise, Wajdi Mouawad, avec une œuvre fascinante où se mêlent la relation père-fils, la révélation d’un passé secret, la perte d’identité, le retour au pays natal, un Liban aux blessures mal cicatrisées.
Dans une première partie située à Montréal, un jeune homme apprend que son père, supposé vivre au Brésil, a été trouvé mort de froid devant sa porte. Des cassettes, découvertes dans sa pension, révèlent des lumineux moments d’amour vécus avec sa femme au Liban.
Un plan superbe : dans l’hiver canadien glacé, une porte s’ouvre sur la lumière dorée et les vagues de Beyrouth, et dans cet espace où s’ébat le couple amoureux, apparaît Mouhad adulte.
Dans un second temps, le fils s’envole vers le Liban avec le corps de son père pour l’enterrer dans sa terre natale. Commence alors le trajet dans un pays inconnu, hostile où les séquelles d’une guerre passée rendent le parcours impossible : les trafics et les menaces, la mainmise syrienne sur l’industrie funéraire, constituent un récit où la politique reprend ses droits.
On quitte la poésie des plongées surréelles pour un récit prosaïque. Mais l’auteur a su réveiller les grands mythes, l’Antigone d’Eschyle ou le Gregor Samsa de Kafka, lorsque le personnage s’éveille au petit matin, nu, immobile dans un couloir vide, tel le héros de La Métamorphose.
Le Camion gris de couleur rouge marque les débuts d’un scénariste serbe, Srdjan Koljevic, avec un film excentrique situé en 1991, à la veille de la guerre pluriethnique qui décomposa la Yougoslavie.
C’est aussi, évoquant les comédies brillantes américaines, une histoire d’amour entre une fille décidée, entreprenante et colérique et un Bosniaque, ralenti, silencieux et daltonien. Elle veut rejoindre Dubrovnik, il veut s’éloigner au plus vite de Belgrade. Le camion rouge, il l’a volé à sa sortie de prison.
Un film revigorant. Au regard acerbe sur l’irrémédiable bêtise des apprentis guerriers qui se croient chacun supérieurs aux autres, fait contrepoint le handicap de Radko qui ne distingue ni les couleurs ni les uniformes de ceux qui les arrêtent, les mettent en joue, les libèrent. L’arrivée dans une Italie heureuse et paisible constitue un happy end que désirent dans leur besoin d’utopie tous les spectateurs de cinéma.
A Costa dos murmurions, de Marguerida Cardoso, d’après le roman (portugais) de Lydia Jorge, est un film au féminin, qui retrace la réaction de femmes venues rejoindre leur fiancé en Angola, découvrant quelque vingt ans plus tard le comportement criminel de leurs maris, liés à la dégradation de l’empire colonial.
Evita, en un long flashback évoque la beauté de son mariage avec un jeune mathématicien idéaliste et la lente transformation de celui-ci. Quand les deux officiers partent vers le front lointain de la guerre, les deux épouses deviennent amies, et petit à petit Evita découvre la perversion des maris.
Des cadavres sont rejetés par la mer, un ami journaliste est assassiné, une suite de signes laisse deviner l’envergure du mal. Le film, d’une grande beauté, donne le sentiment d’un monde où la pourriture est encore cachée par l’élégance d’une société désuète, mais qui s’est vidée de sa vitalité.
Sans atteindre la qualité de ces trois œuvres toute une série de films venus des Balkans, du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Amérique latine traitaient un thème commun, la dégradation de la vie due aux luttes interethniques ou aux séquelles de guerre de libération : problèmes des réfugiés, retour des combattants, villes dévastées, barrages aux frontières.
Ce sont des œuvres à portée civique qui dénoncent de manière documentée les ravages des guerres, mais dont les personnages et les intrigues servent la démonstration.
Parfois un épisode où une séquence surprend par son invention et sauve le film.
C’est le cas de Mila en Mars, de la Bulgare Zornisa Popgatcheva, qui suit la dérive d’une punkette, fuyant en Macédoine sa Bulgarie natale. Mila a quitté le camion qui la transportait, et soudain dans un village macédonien perdu, elle s’arrête, saisie par la vision burlesque de neuf vieilles, assises en rangée de perles, et sniffant du hasch, elles-mêmes stupéfaites devant son apparition.
Na cidad vacia, de Maria Joao Ganga, retrace l’itinéraire désolant d’un enfant de 12 ans, petit réfugié recueilli à Luanda par des religieuses. Fugue, dérive, petits trafics de cigarettes, vols sans importance et, monté par une bande de voyous, un cambriolage. De victime, l’enfant devient assassin.
Une histoire émouvante, la description réaliste d’une ville violente malgré la bonne volonté des associations humanitaires, mais le personnage de l’enfant relève plus de la démonstration que d’une invention autonome.
O Heroi de Zézé Gamboa est également situé à Luanda. Le personnage a une dimension tragique au-dessus de toute vraisemblance, et le scénario une envergure exceptionnelle.
Vingt ans de guerre pour la libération de son pays, une jambe de bois, aucune aide sociale, l’absence totale de ressources ; la cruauté des enfants évoque le monde de Buñuel.
La figure du héros a une portée symbolique, celle du retour du guerrier, mais les perspectives de bonheur à venir, l’amitié trop sentimentale d’un enfant en quête de père, enlèvent de la vigueur au propos. Finalement s’impose le pessimisme.
Les documentaires
L’an dernier, on avait regretté la suppression totale du documentaire.
Cette année, il a fait sa rentrée avec deux œuvres majeures : un film canadien de Mark Achbar et Jennifer Abbott, The Corporation, . Le film est basé sur le livre The Corporation, the Pathological Pursuit of Profit and Power de Joel Bakan, une étude de l’évolution perverse des sociétés anonymes depuis la révolution industrielle, au départ conçues pour le bien public.
Et surtout Across the Border, , film collectif (le Polonais Pavel Lozinski, le Tchèque Jan Gogola, le Slovaque Peter Kerekes, le Hongrois Robert Lakatos, la Slovène Biljana Veseli).
Il est déconcertant, avec son objet très précisément délimité et sa trajectoire claire : l’observation d’habitants proches de la ligne de démarcation qui séparait l’Est et l’Ouest, abolie par la chute du Mur et l’effondrement du monde communiste. Du Nord au Sud, de la Pologne à la Slovénie, on y constate les bouleversements personnels sociaux et privés causés par le déplacement des frontières. Chaque réalisateur filme un spécimen de ses compatriotes, isolant quelques moments saillants et heureux de leurs performances.
Deux vieux et gros Polonais-Allemands déplacés par les oscillations de leur frontière entre 1939 et 1948 se sont voués à l’agriculture et philosophent sur un étonnant cerisier, lui aussi émigré. Une ancienne garde-frontière tchèque rejoue une scène où elle appréhende un jeune homme qui passait de l’autre côté. Un maire jongle avec trois bornes de carton, plus faciles à déplacer en cas de besoin et trois jeunes Vietnamiens se font photographier sur une quatrième.
Tout reste dans ces tonalités burlesques, sauf le dernier épisode, où un jeune Slovène se plaint des bateaux italiens toujours plus rapides que le sien à atteindre les eaux extra territoriales.
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°298-299, automne 2005