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Meunier, Jean-Henri (1949-2024)
Une vie, une œuvre
publié le jeudi 12 septembre 2024

Jean-Henri Meunier, enfant du désordre

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°402-403, automne 2020


 


Le cinéaste Jean-Henri Meunier est bien connu de nos services (1). Tout autant que des professionnels de la profession : acteurs, festivals, CNC, télévisions (2). Mais son œuvre reste mal identifiée, d’ailleurs on se demande s’il a jamais pensé son travail comme une "œuvre", lui qui semble avoir toujours préféré la vie aux raisons de vivre. Et les tournages aux travaux finis.
Autodidacte, photographe, il a rencontré Henri Langlois, en 1975, il a exposé ses photos dans le hall de Chaillot, et, comme pour beaucoup, ça a été décisif. Mais contrairement à la coutume, en 1976, il n’a pas commencé par un court métrage, son premier film, L’Adieu nu, est un long, une fiction onirique avec un casting déjà lourd : Maria Casarès, Michael Lonsdale, Claude Degliame... Il a 27 ans, le film sort au printemps 1977, aujourd’hui, il est invisible.
Dans la foulée, il réalise un autre film de fiction, avec scénario et dialogue : Aurais dû faire gaffe, le choc est terrible (1977), en noir & blanc et 16 mm. Dès l’ouverture, il donne la parole à son premier maître, "Le cinéma est une invention d’analphabètes, de marchands de peau de lapin", et cette autodérision l’arrange bien. Pour son bal des débutants et son entrée dans le monde, d’emblée, il annonce sa couleur personnelle : "Sortons des rails, y en a marre de ce cinéma formaté".


 


 

Comme dans tous les premiers films, on trouve les sincérités qui bourgeonneront, mais l’exclusion de toute convention et de tout cadre genré y est flagrante. Pour les errances de ses quatre paumés, il a été demander la musique à Serge Gainsbourg - "Y en a marre, j’me barre à Zanzibar" - et le parfum d’aquoibonisme est ostensible.
Un texte, des dialogues, une litanie poétique off, les discordances d’un saxo, le bruit de la caméra, des références (William Burroughs surtout), il fait le portrait d’une génération rêvée, littéraire, forcément perdue, à laquelle, il aurait aimé appartenir, c’est son feeling qui est autobiographique.


 


 


 

Trois ans plus tard, en 1980, une seconde fiction, La Bande du Rex, est presque de la même veine, mais l’évolution est de nature quasi historique : après les cafards solitaires beat, la déconnade collective rebelle sans cause. De la rêverie, on passe à l’action, un thriller que Jacques Higelin transforme en comédie musicale.


 


 

Là, les personnages savent mieux où ils vont et pourquoi. L’ennui profond des dimanches de la banlieue, la fête foraine avec autos tamponneuses et bagarres, le ciné, le bistrot et son juke-box, les apartés de Janine...


 


 


 

Le lundi, les affaires reprennent, on prépare le méga concert et on sort les couteaux à cran d’arrêt. Casting de luxe : La Bande du Rex, c’est aussi Nathalie Delon, Liliane Rovère, Tina Aumont, Maurice Biraud, Claude Melki, Henri Poirier, et même Lucky Blondo.


 

L’ouverture - "Ils ont gâché les plus belles années de leur vie. L’histoire d’un gâchis" -, le carton imposé par la censure des années giscardiennes, évoque un moment, où il se disait qu’on avait la droite la plus bête du monde, et la plus illettrée. Elle appelle aussi, immanquablement la réplique de Paul Nizan - "J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie".


 


 

Pour ses débuts, c’est comme si Jean-Henri Meunier était un moteur à explosion avec retard à l’allumage. En 1980, à 30 ans, il n’est pas de son temps. Ou plutôt, il est d’une période transitoire. Revoir ces films aujourd’hui, plus de quarante ans après, ça éclaire rétrospectivement l’époque, qu’on avait du mal à comprendre en la vivant au jour le jour. Maintenant, la solitude ténébreuse ou insurgée de la jeunesse se dit autrement, existe-t-elle même encore ? Le chômage, l’exclusion, les confinements, ont remplacé le désœuvrement et la marge, le lyrisme n’a plus de place. Ce néo-désespoir post-68 et pré-ultralibéralisme, ce futur antérieur à la perspective bouchée, ils étaient prémonitoires. Du coup, ces films sont faussement "datés".


 


 

Pourtant, avec ces deux premiers films, imparfaits mais vigoureux, on pouvait imaginer la naissance d’un créateur singulier, doté d’un univers intérieur en devenir, pourquoi pas, un auteur. En tout cas, à la même époque, on voit surgir un documentariste. Il a rencontré Maurice Cullaz et l’a suivi dans son monde. Et puis, peut-être que quelque chose d’autre aussi est arrivé, toujours est-il qu’a surgi une bifurcation qu’il n’a pas évitée. L’été 1993, il réalise, en huit jours et sans argent, avec une bande de potes allumés et une belle endormie (que tous ils connaissent plus ou moins bien, mais assez bien quand même), Sans queue ni tête (1994), une farce (avec Dany Boon pour la première fois à l’écran) qui ressemble furieusement à un signe de lâcher-prise (3).


 


 

Avec ces "histoires sans histoire", où chacun mouline son personnage avec sa propre séquence dans ses propres étoiles, avec quelques tafs d’un pétard pour se remettre sur les rails du trivial, il décide qu’il n’a pas besoin de tuteur, et il s’autorise à se revendiquer comme cinéaste définitivement amateur.


 


 

Ce film-impro, où les mots abondent tout en se déclarant réducteurs, mais où les images ne connaissent guère d’hésitations ou de retenue, cet ovni, c’est le laissez-passer de la libération vers le non-professionnalisme. Célibataire, il peut broyer son chocolat, lui-même, et il n’a même pas besoin de citations surréalistes pour battre le rappel d’éventuels pairs.


 


 

"Y a des moments où quand faut y aller, faut y aller. Quand on filme le réel, on sait pas où on va, c’est ça qui est bien". Curieusement, on pense à Alain Resnais, qui, perfectionniste, à l’exact inverse, pouvait refaire 25 fois une même scène, "attendant l’accident." Apparemment, c’est à la suite de cette ponctuation que, "déçu par la fiction", il quitte Paris, vers 1994-1995, et s’installe à Najac, où il y a une gare et où le train de nuit Paris-Toulouse s’arrête.


 

Les documentaires musicaux

 

Les premiers temps, dans sa nouvelle vie de cinéaste provincial, il va continuer là où il se sent bien, avec la musique. "Je crois que si c’était à refaire, je serais musicien plus que cinéaste". Elle constitue l’architecture de toutes ses réalisations, le tempo peut même remplacer le scénario. Il a rencontré, à une fête, le journaliste de jazz Maurice Cullaz (1912-2000), surnommé Smoothie par Louis Armstrong.


 


 

Tilt instantané avec ce pépé infatigable et chaleureux, ce street people, ce neggar lover, très aimé, ils ne se quittent plus, à Juan-les-Pins, à Marciac, et croisent les plus grands noms de la musique noire, africaine et américaine.


 

Enregistrer ces instants non-reproductibles, ça va de soi. Le projet ayant été refusé par toutes les télés, sans argent, le film met quatre ans à se faire, ce qui, paradoxalement, lui donne sa richesse. Quand Smoothie. For et with Maurice Cullaz est sélectionné à Lussas en 1992, les télévisions se montrent nettement plus intéressées.


 


 

Avec sa bande-son d’enfer, le film va trouver son public dans les festivals de jazz. On y fait aussi connaissance avec cette intimité spécifiquement meuniériste, qui ne cessera plus d’irriguer tous ses films, même ceux qui n’appartiennent pas à la case musicale. On est invité à entrer dans ce monde à part des musiciens, qui jouent, chantent et dansent, et tentent d’expliquer leurs expériences quasi surnaturelles. Qu’on soit mélomane ou pas, on est embarqué. Le secret ne tient pas (seulement) dans les bandes-son toujours impressionnantes, ni même dans les interventions de stars, mais aussi dans le jeu des gros plans et du montage. Et, sans doute, de l’inévitable mixité de ce monde de la musique sans frontières, temps (modernité et tradition) et espaces (les studios et la brousse).


 

Les "leçons" - philosophiques - des deux films musicaux suivants (années 1990) sont de la même nature. Il s’agit de s’adapter au rythme des autres musiciens comme on doit s’adapter au "chant de la Terre". L’unité trouvée, comme un miracle, c’est la libération.

Tout partout partager (1997) qu’il a réalisé avec Dom Pedro est particulièrement significatif de cet état d’esprit, qui fait dialoguer le pianiste Ray Lema, le Ballet national du Zaïre et les voix bulgares, et dont la leçon est l’écoute de l’altérité, comme terreau d’inspiration.


 

Le violoniste L. Subramanian, venu d’Inde du Sud, dans Un violon au cœur (1999), ne dit pas autre chose. Quand on improvise seul, on peut perdre conscience de l’entourage, dans un no man’s land de paix intérieure. Quand on joue avec un autre musicien, c’est l’aventure de la fusion, de l’inconnu, on ouvre des portes. Et Yehudi Menuhin de rajouter à son propos : "On entre dans un raga ou une impro, comme on entre dans un paysage inconnu, pas à pas".


 


 

Dans les deux films suivants (années 2000), Jean-Henri Meunier amorce deux autres pistes, dont on peut penser qu’elles sont des étapes cruciales de sa réflexion. Dans ses rencontres, il n’intervient pas, il écoute, il regarde, ce n’est qu’au montage qu’il met son grain de sel.


 

Pour Une voix nomade (2007), il a suivi pendant deux ans la chanteuse Mina Agossi dans ses tournées. Ce qui aurait pu devenir un reportage, même sensible, s’avère un film subjectif. Il a tourné avec une attention constante aux moindres détails, aux moindres de ses inflexions et de ses mimiques. Avec l’insertion, au montage, de visions venues d’ailleurs comme échappées de la musique, abstraites, expérimentales, il parvient à transmettre l’expérience de sa propre écoute planante.


 

Avec Solo sino pa que (2010), consacré au guitariste Bernardo Sandoval, il réalise que la fusion avec les autres doit s’accompagner de retours réguliers à la matrice de l’inspiration, à son rythme à soi, ontologiquement soliste. De la musique rugueuse de Sandoval, il dit : "Sa musique est flamenco mais son âme est rock’n roll", et il l’écoute attentivement : "Il n’y a pas que la voix et le souffle, tout le corps est impliqué, les muscles, le ventre, la guitare. Je ne joue pas au solo, je joue un espace-temps".


 


 

L’importance de ces films musicaux comme figures de l’ensemble de son travail ne fait aucun doute. Il le dit lui-même, autrement, à propos de tous ses films, quels qu’ils soient : le plus puissant, le plus urgent, c’est la grande fête, l’aventure du tournage. La recette d’origine est instinctive : "Pas de synopsis au départ, juste capter, essayer d’être dans le feeling, parce que c’est fragile aussi, tu as vite fait d’être à contretemps, il faut se laisser aller". Pour lui, c’est assez simple, ça correspond à cette recherche innée du fameux "sentiment océanique" qui semble sa boussole.
Mais, dans l’après-coup du montage, arrive la nécessité du contrôle, de la domestication du sauvage et de l’informe, et avec elle, devant la surabondance, la solitude et le doute, le danger de la dissolution.
Ce que révèlent ces deux films, c’est que le choix entre soi et les autres ne lui semble pas aisé, pas plus que ne l’est la conciliation.


 

La "trilogie" najacoise

 

C’est la partie la plus connue de l’œuvre de Jean-Henri Meunier, composée officiellement de La Vie comme elle va (2003), pour Arte, Ici Najac, à vous le Terre ! (2006) et Y’a pire ailleurs (2011).
Ce succès, cette étiquette, il lui arrive même de pester contre : "Le système n’a aucune honte, s’il peut faire du fric avec ce qu’ont produit des gens comme moi, il ne se privera pas. Mais quand je vois cela, je me dis que c’est comme si mes films sur Najac avaient été produits par Monsanto".
C’est, en effet, un paradoxe, car les débuts de cette aventure représentent une sorte d’archétype de son amateurisme revendiqué. Quand il est arrivé à Najac, on lui a prêté une caméra. Entre deux films de professionnel qui gagne sa vie, pour meubler les vides interminables de sa vie d’intermittent du spectacle, il commence à filmer son pittoresque voisin, Henri Sauzeau, un mécano de génie, pas en ethnologue, mais comme on fait un home-movie. Au fur et à mesure de son intégration, il continue à filmer tout ce qui bouge autour de lui.


 


 


 


 

Quelques éléments brouillent la visibilité de cette "trilogie".

D’abord, le temps ayant passé, il faut évidemment rajouter le court métrage Et voilà le travail, des images réalisées en 2001, rassemblées et mises en ligne en hommage à son ami, le jardinier Jean-Louis Raffy, un de ses personnages, mort en février 2018, sans que, pour autant, cela donne une tétralogie, juste une sorte de zoom avant.


 


 


 


 

Et puis, le plus souvent, on a souvent vu d’abord Ici Najac, à vous le Terre ! boosté par le Festival de Cannes qui l’a sélectionné hors compétition, avant donc le premier volet. D’où un sentiment de confusion des temps, de récupérations d’images déjà utilisées, voire d’anachronismes.
Jean-Henri Meunier a mis des années de vies en boîte depuis son arrivée au pays. Après un premier choix d’images parfois intemporelles, un premier réel au présent, dans La vie comme elle va, comment poursuivre le récit sans se faire des nœuds dans le temps des conjugaisons ? Il est d’ailleurs permis de préférer la fraîcheur de ce premier volet aux redondances de Ici Najac, à vous la Terre ! (malgré son titre admirable).
On y fait connaissance d’un petit pays, avec au loin un château-fort du 13e siècle, qui reste au loin, Jean-Henri Meunier a toujours préféré les humains aux cailloux. À Najac, il y une gare de western avec son chef de gare surréel, un musicien qui joue Étoile des neiges au saxo, des intellectuels de gauche appartenant à la première vague de désertion des villes au début des années 1970, un motard chevelu, un veuf triste, collectionneur de merveilleuses poupées du monde entier, pourvu d’une vierge dans sa grotte, un clown forcément, et quelques autres héros, pas trop, qu’on puisse faire leur connaissance, et les revoir.


 


 


 

À Najac, "il y a la même proportion de cons qu’ailleurs, mais au moins c’est joli", avec des oiseaux et plein de plantes rares. Et puis, il y a quand même des événements, des naissances (un veau) et des assassinats (un coq mâle dominant). Et puis, il y a surtout Mademoiselle Céline, toujours ronchon, qui chante L’Internationale quand elle est pompette, mais qui meurt à la fin, à 105 ans.


 

Aussi, quand il entreprend Ici Najac, à vous la Terre !, trois ans après, en 2006 - une même chanson fait le lien entre les deux films -, comme toujours, se retrouve-t-il plus attaché à son sujet qu’à son récit, à ses personnages vivants qu’à son ouvrage. Au lieu d’avoir une suite, on assiste à un thème et variations, des fragments déjà vus montés autrement, et de somptueuses ferrailles négligées dans le premier volet, ce qui, en effet, était dommage. La vertu essentielle de ce deuxième volet, c’est qu’il évoque Henri Storck, "émerveillé, narquois, fraternel" devant la vie paysanne - son goût du savoir-faire, ses silences, une proximité rare (4).
Mais on se dit aussi qu’avec ces deux films, en resserrant les boulons aussi bien que savait le faire Henri Sauzeau, il y avait de quoi faire peut-être un seul film, mais un chef d’œuvre.


 

Le troisième volet, Y a pire ailleurs (2011) lui, a eu assez de temps pour gagner son indépendance. Ça se passe en 2001, à Najac aussi on a la télé et on entend les bruits du monde, au moins quand il disjoncte. Aucune image du World Trade Center, mais partout, dans les cuisines, dans les champs, dans les étables, c’est la sidération, alors même que continue la vie quotidienne.


 


 

Jean-Henri Meunier trouve le moyen, en 2011, avec un montage son bien pensé, de faire de l’événement "11’09"01 - September 11", un emblème de tous les collapses, imaginables désormais. Revoir, en 2020, Wall Street confronté aux vaches placides et aux paysanx conscients, ça donne le vertige.
Mais à Najac aussi, tout se détraque. Le ferrailleur de génie, né le 14 novembre 1926 à Hanoi, capable de construire un hélicoptère, se fracture le bassin et disparaît du paysage. Tout ce qui faisait sa vie part à la casse, on pense au film de Yannick Bellon, le dandy qui se balade au marché aux Puces, puis sa canne qui se retrouve mise en vente.


 


 


 

Jean-Henri Meunier filme la mort, de façon délicate et elliptique, il filme aussi les saisons, car il neige aussi à Najac.


 

On se dit que c’est vers cette époque, au tournant de sa soixantaine qu’il a vraiment pris conscience de son rapport au temps, et a réalisé qu’il était irréversible, et qu’il était absolument nécessaire de l’ordonner.


 

Les films militants

 

En 2010, Jean-Henri Meunier participe à un film collectif des cinéastes Pour les sans-papiers : On bosse ici ! On vit ici ! On reste ici !
D’un autre film, Vivants comme le désir, vu en 2013, dont on n’a retrouvé aucune trace, on se souvient pourtant : un assemblage de portraits d’adolescents difficiles placés en centre ouvert ou en familles d’accueil, ces gosses charmants, celui qui, à 17 ans, dit avoir tout fait à part le meurtre et le viol.

De cette période, demeurent Rien à perdre (2009) et Tout à gagner (2012), qui encadrent le premier film cosigné par 320 personnalités, et sont suivis par un film fantôme. Mais les qualifier de "militants", n’est pas forcément pertinent. En réalité, on pourrait considérer que le diptyque appartient tout naturellement à la saga régionale, le villageois empathique étant allé passer du temps à la ville, pour faire de nouvelles connaissances.

En 2007, la toute jeune association Les Enfants de Don Quichotte commence à faire du bruit un peu partout au cœur des villes, en soutien aux SDF, et elle a installé un campement place du Capitole à Toulouse.


 


 

Jean-Henri Meunier y rencontre Fakir, expulsé et gréviste de la faim. Artiste de rue, clown habitué à la cantonade, celui-ci lui sert de guide et de haut-parleur à travers les tentes.


 


 

Là aussi, comme avec Maurice Cullaz, l’enregistrement (donc un film) s’impose de ces rencontres improbables et uniques qui s’enchaînent, "obscurs flamboyants, errants majestueux, perdants généreux, déclassés à la classe humaine sans pareille, figures de l’ombre mises en lumière". Avec les témoins solidaires qui passent, c’est plus au cinéaste qu’à sa caméra que les manifestants racontent la vie quotidienne du camp et leurs points de vue sur cette lutte de cinq mois et ses péripéties. La lutte finit par être victorieuse, l’administration fait des concessions. C’est un documentaire d’auteur qui aurait pu se suffire.


 


 


 

Le second panneau du diptyque, Tout à gagner (2012), se révèle pourtant très pertinent, qui permet de donner quelques clés. Il y a la misère sociale inhérente au système, on la dénonce, on manifeste, mais le propos n’est pas la compassion, c’est la démonstaration. Certes le logement est (devenu) un droit, cette fois-là, et les clochards du passé sont devenus des SDF, mais ce qu’il avait filmé, ce n’était pas une question sociale, c’étaient des voix singulières. "On fait partie des humains", clame Fakir, et c’est ça qui l’intéresse, ces vies minuscules, invisibles et pourtant habitées à ras bord. Comment on en arrive - assez facilement, finalement - à se retrouver à la rue, comment ça peut être bien parfois quand on est jeune, comment c’est aussi infiniment dangereux.


 


 

Jean-Henri Meunier retrouve trois de ses favoris du Capitole, relogés et sortis d’affaire, une vie presque normale avec micro-ondes et tout. Quand on a un logement, on peut récupérer son vrai nom et son identité, retrouver du travail, faire des études. On peut même trouver l’amour.


 


 


 

La musique triste de Sandoval, qui rythme et structure les deux films est là, pourtant, pour modérer la vision optimiste, et le réalisateur est plus proche de Jehan Rictus que de l’abbé Pierre.


 

Trois coups d’œil vers le genre

 

En 2015, Jean-Henri Meunier, qui n’a cessé, toutes ces années, de jouer les contrebandiers entre fiction, autobio, docu et impro, est tenté de revenir à la fiction, le genre road-movie est le plus proche de son imaginaire. En Grèce, la coalition de gauche radicale Syriza a gagné les élections, son film sera tendance politique burlesque, de quoi requinquer la légèreté perdue de la lutte révolutionnaire.
C’est Faut savoir se contenter de beaucoup, aka Less is more (2015). Débarquant Gare du Nord, Noël Godin, l’intellectuel inventeur de l’entartage, va chercher Jean-Marc Rouillan, l’activiste en liberté conditionnelle, sortant de l’hôpital de la Pitié.


 

Projet immédiat : enterrer une vie de bagnard, puis, du Nord au Sud et retour, faire un état des lieux des révolutions minuscules à travers la France, dans une Cadillac (si possible de 1970, décapotable et noire) qu’il faut d’abord dénicher, évidente façon de différer, voire stratégie d’échec...


 


 

Les deux hobos trinquent à Ravachol et à la Commune de Paris, étudient des cartes, traversent des ZAD, le vieux trottinant derrière le jeune, rencontrent les Femen, Sergi Lopez, Sandoval et Jean-Pierre Bouyxou.


 


 

La photogénie despotique de Jean-Marc Rouillan, la maladresse flagorneuse de Noël Godin, cette belle métaphore de la confrontation entre action et théorie, font marrer ceux qui savent de quoi il est question et connaissent les deux énergumènes. Mais là encore, Jean-Henri Meunier n’est pas à l’avant-garde, ce n’est pas aux jeunes qu’il s’adresse, mais aux vieux de la vieille, qui ont entendu parler de Puig Antich et d’Action directe.


 


 

La réalisation de ce film - qui peut aussi être considéré comme porte-voix - est une sorte de bonne fortune, une parenthèse de liberté entre deux interpellations de Jean-Marc Rouillan (5). Les deux "acteurs" font un tabac au Fifigrot 2015, et reçoivent le Prix d’interprétation remis par Benoît Delépine. Gérard Courant filme la fête et en fait une compression, ce qui, en symétrie de la lenteur de Jean-Henri Meunier, est le comble de l’ironie (6).


 

En 2017, lui arrive une nouvelle envie qui ressemble à un regret, celle du documentaire tel qu’il ne l’a pas encore abordé, une séquence définie et pas un long fleuve tranquille sans berges.


 

Il faut dire que la proposition est de celles qui ne se refusent pas. En Espagne, à Burgos, où a été tourné Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone en 1966 - un de ses films favoris -, une association est née en 2014, dont le projet est de fêter dignement le cinquantenaire du western mythique, et son inoubliable tournage avec les hommes des villages qui y avaient joué les figurants. Pour cela, il faut reconstruire le cimetière de la scène finale, Sad Hill, lieu de mémoire section cinéphile.


 

Un autre documentariste l’a précédé, qui suit l’affaire depuis ses débuts, au moment du quarantenaire, quand on s’est rendu compte que la plaine ressemblait à un site archéologique (7). Mais ce qu’il veut faire, c’est autre chose. Jamais très loin de l’Espagne, il est fasciné par cette entreprise follement sérieuse, absurde et poétique - "Le monde se divise en deux catégories, ceux qui dorment et ceux qui rêvent" -, et peut-être, surtout, fasciné par l’attente des hommes (surtout d’une réponse de Clint Eastwood qu’ils ont invité).


 

C’est Pour une poignée de Sad Hill (2017), un film tramé, en accord avec Ingmar Bergman et Samuel Beckett, à partir du Septième Sceau, avec un padre noir et sage, vers un En attendant Godot, version pop.


 

La salle d’attente s’appelle bien entendu sala de espera, et c’est peut-être le point prégnant de la métaphysique de Jean-Henri Meunier, celle qui traîne à travers ses superpositions, ses photos de miroir, ses symétriques rêvés, toute cette part "expérimentale" non assumée de son travail.

En 2018, le désir d’accompagner un ami dans le malheur et de l’aider à se relever l’entraîne à lui offrir une anamnèse curative, le biopic n’est pas loin.


 

LSD aka Lente séparation douloureuse (2018), avec Jean-Do Bernard, journaliste et écrivain, biographe de Neil Young, et à partir d’un de ses textes, peut être rattaché au chapitre des films musicaux, faute de lui trouver un genre défini.


 

Le cinéaste le filme dans son présent encore vacillant, une renaissance titubante après trois ans de crise aiguë, et des flash back imaginaires à la fois douloureux et sédatifs. De cette peine de cœur insatiable, il fait une panique existentielle à la Ingmar Bergman, qui ressemble à celle des Scènes de la vie conjugale (1973), quand les époux se sont quittés dans le quotidien, mais se rassemblent dans la même terreur quasi-cosmique.


 

Les essais

 

D’autres films encore suivent, qui, eux, demeurent à interroger.
Les rassembler dans un chapitre intitulé "essais", ce n’est pas les reléguer en une rubrique "divers", mais leur imaginer un avenir. Jean-Henri Meunier ne peut rien refuser à ses amis qui lui demandent : tu ne veux pas tourner un film sur moi ? Les résultats ressemblent à des esquisses ou des ébauches, des études ou des maquettes, dont on espère qu’un jour ou l’autre, il les retravaillera

C’est No Man (2016), qui focalise sur les filles entre elles - cris et chuchotements -, qui alterne la couleur et le n&b, le lyrique et le trivial, le victimaire et l’appel à la colère brutale. Le ton, hétérogène, est celui des groupes femmes des années 70. On se dit, que oui, après tout, il leur devait bien ça, aux femmes, une petite réserve, lui qui, toute sa vie, a préfèré de toute évidence aller jouer avec ses copains.


 


 

C’est Tête cachetonnée (2020), sur Charlie Schipper, interné d’office en HP, après un traumatisme qui l’a fait disjoncter, les cachets le châtrant de toute part. Il tente, tant bien que mal, d’aller bien malgré tout, de retrouver la foi, la liberté oubliée, avec un petit coup de muscat, c’est bon le muscat bien que ce ne soit pas compatible avec les cachets. Dans ce film qui est comme un codicille à la série najacoise, le héros taiseux rencontre une diseuse de bonne aventure, une assistante sociale, et surtout un psy retraité qui l’a à la bonne, et on se reprend à méditer sur le contre-transfert et sur la folie sous cachets comme stade ultime du miroir.


 


 

Il y a aussi Tous ensemble (2018), Chutes libres (2019) pas vus, et comme tous les films sont sur Internet, on se demande pourquoi. On se prend à regretter de ne pas les avoir vus, tous ces films singuliers, sur grand écran, normalement quoi.
En fait, il n’y a pas de raison pour que ça s’arrête, tant que l’éternel routard est vivant, le corpus est in progress, en une obscure quête de lui-même. Dans sa dérive revendiquée comme méthode, Jean-Heni Meunier a amassé un trésor, une banque d’idées et un bloc de sensibilités, une riche friche où puiser de quoi rêver, qu’il alimente et qui se reconstitue, qu’il recycle régulièrement, un héritage, qu’il refuse d’ordonner, qu’il ne faut pas ranger, le chaos, c’est plus riche que l’ordre, et ce qui l’échafaude, c’est la profusion.


 

Malgré son identité écolo-compatible, le bonheur comme subversion et les bonnes vibrations, il est infiniment mélancolique, plein de trous d’air. C’est que Jean-Henri Meunier n’accomplit pas une œuvre, il effectue un parcours. Il ne raconte pas d’histoires, il n’est pas témoin de son temps, il vit juste sa vie avec une machine, depuis un Yashica, jusqu’à une caméra, en passant par un Nikon F ou un simple portable (8). Dans La Vie comme elle va, un de ses héros dit : "Le paysan, c’est celui qui façonne le paysage. Agriculteur, c’est déjà un métier, tandis que paysan, c’est une vie". C’est peut-être ce qu’il essaye de faire : paysan du cinéma.

En fait, il chronique le temps, pas "son temps", mais un temps intérieur, un présent sorti de ses gonds, cet "instant magique où le futur devient du passé". Il n’est jamais à l’heure juste, il oscille entre la nostalgie-camarade et l’effondrement inéluctable. Son rapport au temps n’est pas le slow délibéré opposé au fast contemporain, mais une relation intime de garçon jointé planant, entre lui et lui.


 

Alors, forcément, ses films reflètent les facéties de Chronos dans la conscience, qui confond le temps et la durée, qui se dilate ou se rétrécit, entre attente et impulsion. Ils sont presque toujours trop longs, ses films, et ils sont souvent curieusement charcutés.


 


 

C’est à présent qu’on peut évoquer le moyen métrage Mot Maux (2020). Ce produit recyclé, ce Sprechgesang avec Sandoval, est un aboutissement. Sans vaine longueur, nourri des éléments vitaux de Jean-Henri Meunier, la poésie, la musique. Il est surtout ce terrain qu’il n’a pas encore exploré, le cinéma expérimental, et il pourrait aussi être un commencement. Au premier abord, on regrette que sa poésie y soit rimée, justement là où l’ordre ne serait pas nécessaire. Et puis, on se repend, la rime appelle le jeu de mot qui appelle le sens. C’est son côté surréaliste.


 


 

Regarder les films de Jean-Henri Meunier, c’est le regarder lui, alors même qu’il semble ne pas avoir d’ego (9). Ça "oblige" à trouver en soi cette espèce particulière de bonté et de patience qu’il déploie lui-même.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°402-403, automne 2020

* Jean-Henri Meunier est mort le mercredi 11 septembre 2024.

1. Jeune Cinéma a chroniqué certains de ses films, dans sa revue papier et en ligne directe sur son site. Cf. Ici Najac, à vous la Terre !, Jeune Cinéma n°303-304, été 2006, ou Faut savoir se contenter de beaucoup (2015), Jeune Cinéma en ligne directe.

2. Ses films ont été sélectionnés dans nombre de festivals français et internationaux, y compris le Festival de Cannes 2006 avec Ici Najac, à vous la terre ! (Hors Compétition), nommé au César du meilleur film documentaire. Dans ses génériques, il ne remercie pas seulement les amis bienveillants mais cite nombre d’institutions.

3. Ne pas confondre avec Sans queue ni tête de Jeanne Labrune (2010).

4. Cf. les entretiens de Henri Storck avec Andrée Tournès, dans Jeune Cinéma n°188, mai-juin 1988 et Jeune Cinéma n° 189, juillet-août 1988.

5. Jean-Marc Rouillan, co-fondateur du mouvement Action directe, condamné à la réclusion à perpétuité en 1989, bénéficie depuis 2007, d’un régime de semi-liberté, mais fait des allers et retours en prison, pour mauvaise conduite ou mauvais propos publics. Depuis 2011, ça semblait plus calme dans sa vie. Au moment des attentats du 13 novembre 2015, il est intervenu publiquement. Ses propos, certes non politiquement corrects mais tout à fait mesurés, ont été récupérés et déformés par les médias, cf. les notes de Faut savoir se contenter de beaucoup . On l’a condamné avec sursis pour apologie du terrorisme. Il semble qu’on considèrait surtout qu’il était temps de mettre fin à sa "starisation".

6. "Jean-Henri Meunier, Jean-Marc Rouillan et Noël Godin mettent le feu au Fifigrot 2015", Carnet filmé de Gérard Courant (2015).

7. Sad Hill Unearthed (Desenterrando Sad Hill) de Guillermo de Oliveira (2017) raconte la reconstruction du cimetière, à travers des entretiens avec Clint Eastwood et Ennio Morricone, notamment.

8. En 2012, Jean-Henri Meunier a publié un livre de photos abstraites : Empreintes. La Terre vue d’en bas et des oreilles, préface de Serge Regourd, entretien avec Laurent Roustan, Éditions Au Fil du temps, 2012. À partir de cette année-là au moins, il est clair que le cinéma expérimental le turlupine.

9. La plupart des films de Jean-Henri Meunier sont visibles en ligne gratuitement sur son site vimeo.



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