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Tavernier, Bertrand (1941-2021) (e) II
Entretien avec Philippe Piazzo (1996)
publié le samedi 27 mars 2021

Rencontre avec Bertrand Tavernier (1941-2021)
à propos de Capitaine Conan (1996)

Jeune Cinéma n°241, janvier-février 1997


 


Si l’on n’a rien écrit à propos de Capitaine Conan, alors qu’on ne s’est jamais privé d’affirmer ici notre accord avec Bertrand Tavernier, c’est assurément de n’avoir su comment se placer face au film, déchiré entre l’admiration devant sa maîtrise - toutes les scènes de combat qui rappellent sans faillir Cote 465 de Michael Mann (1) - et l’ambiguïté finale du propos.
Comme si le cinéaste, malgré ses précautions, s’était laissé circonvenir par son antihéros, beau personnage de brute qui écrase aisément ses partenaires : l’intellectuel démocrate "positif" ne pèse pas lourd dramatiquement devant la bête de guerre - éternel piège de la fascination de la mise en spectacle.
Mais on ne se débarrasse pas comme ça d’un film de ce calibre, et offrir la parole à son auteur était bien la moindre des choses.

P.P.


Jeune Cinéma : Après L’Appât, un film très actuel, vous revenez à la guerre de 14-18, comme dans La Vie et rien d’autre. Qu’aviez-vous à ajouter ?

Bertrand Tavernier : En relisant le roman de Roger Vercel, puis en travaillant sur le scénario, j’ai eu l’impression que Capitaine Conan était à la fois proche de La Vie et rien d’autre et de La Guerre sans nom, mais aussi de L627 et de L’Appât. Ça recoupait certaines de mes préoccupations : sur la narration et les rapports entre les personnages, sur ma volonté de filmer des gens sans jamais être supérieur à eux, sans jamais donner l’impression que le metteur en scène en sait plus que ses personnages.
C’est quelque chose qui me tenait très à cœur. C’était déjà excitant à faire dans L 627, mais plus encore dans un film historique. Parce que, là, vous devez tenir compte de l’ignorance du public vis-à-vis de cette époque, de ce moment d’histoire totalement oublié, occulté même. La recherche des disparus de 14-18, évoquée dans La Vie et rien d’autre, 99 % des spectateurs n’en avaient pas la moindre idée. Deux ans après la fin de la guerre, la France, a dû rechercher plus de 350 000 personnes disparues : un chiffre hallucinant quand on sait que les Américains ont dépensé des millions de dollars pour récupérer 200 ou 300 disparus au Vietnam.


 

J.C. : Dans La Vie et rien d’autre, vous commenciez directement par votre thème : la recherche des disparus. Là, il y a un long moment d’exposition de la situation avant d’arriver au coeur du film qui se trouve dans la deuxième partie.

B.T. : Il y a plusieurs thèmes dans le film. Au départ, je confronte des gens à la violence. Et j’impose une façon de filmer la guerre. Je centre l’action sur certains personnages et je cherche, en même temps à la décentrer en m’attardant sur toutes ces petites actions avec des gens, des personnages qu’on va retrouver ou pas. Mais si vous voulez parler de l’effet de la violence, il faut la montrer. Sinon tout ce qui va ressortir après, très vite - c’est-à-dire lorsqu’ils arrivent à Bucarest, début de la 2ème bobine, à peu près 35 mn après le début du film - eh bien là, tout ce que va dire Conan risque d’apparaître comme des vantardises. Si un personnage prend des positions extraordinairement fortes, il faut que le spectateur voit sur quoi elles sont étayées.
La Vie et rien d’autre, c’était simple, le sujet commençait deux ans après un énorme événement. Là, je rentre dans la vie de gens qui vivent les derniers jours d’une guerre, avec tout ce que ça représente comme pressions. Il faut installer les rapports entre des officiers d’active et les appelés, montrer les diverses façons de faire la guerre, d’approcher la violence, de la subir, et, rendre présent l’enfer de l’attente d’être libérable. Là, ce désir est frustré, cassé, abîmé. Le besoin de retourner chez soi, de revenir en France, est, pour moi, l’un des grands thèmes du film. Il apparaît très vite, dès la déclaration de l’armistice. Mais ce qui est intéressant, c’est de ne pas annoncer tout de suite ce que pourront être les thèmes principaux d’un film. Ça doit venir de manière organique, sourdre des personnages. Les personnages, il faut leur donner le temps d’exister.


 

J.C. : Sans perdre en route le spectateur...

B.T. : Il faut prendre son temps. Ne pas installer le sujet du film dans les premières minutes. Moi, j’aime bien les débuts où on a l’air de chercher quelque chose. D’ailleurs, dans Conan, il n’y a pas qu’une seule histoire, un seul thème... il y en a cinq ou six. Et certains prennent une force de plus en plus grande. Mais, pour qu’ils aient cette force, il faut qu’on les ait enracinés. Par exemple, Scève (Bernard Lecoq), si je ne montre pas comment il est dans la tranchée avec ses hommes, je lui fais perdre beaucoup de crédibilité. Il ne devient plus que l’accusateur d’Erlane. C’est réducteur.


 

J.C. : Vous faites quand même de Claude Rich un officier très caricatural.

B.T. : Lisez trente livres de la guerre de 40, vous verrez des peintures de généraux effroyables. Lisez Verdun de Jules Romains ou Le Feu de Henri Barbusse. Claude Rich interprète un personnage cocasse, extravagant et, sous des dehors un peu paumés, assez terrifiant parce que s’il n’avait pas Norbert (Samuel Le Bihan) en face de lui, il y aurait peut être 15 personnes exécutées, puisque son obsession est de les coller contre le mur. C’est un type que vous croisez dans tous les livres témoins de l’époque. Dans les procès en réhabilitation des soldats fusillés, vous avez des peintures d’officiers supérieurs français qui sont Claude Rich multiplié par 100 dans le coté décorum, apparat, irresponsabilité des discours tenus. "Ze rich man in ze rich place", c’est dans le bouquin. Déjà à l’époque, on avait dit des Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick qu’il exagérait. (2)
Cette guerre, c’est le début des grandes boucheries modernes, et je le dis au début de La Vie et rien d’autre  : En 4 ans, il y a eu plus de morts que durant toutes les guerres de la révolution et de l’empire. Le nombre de disparus, c’est le total de l’armée française actuelle. La guerre d’Algérie concerne toujours directement les Français d’aujourd’hui, mais la guerre de 14-18 commence à être oubliée.


 

J.C. : Le rôle des cinéastes, c’est d’aller réveiller la mémoire ?

B.T. : Surtout dans une époque où on oublie aussi facilement. J’ai été élevé par un père qui me citait la phrase d’Orwell : "Le premier acte de toutes les dictatures consiste à supprimer l’Histoire". Je veux donc essayer de comprendre pourquoi il y a un monument à Bucarest (3) où la fin de la guerre, pour l’armée française, c’est 1919 et pas 1918. Sur ce sujet, le livre de Roger Vercel est fort, c’est un témoignage extrêmement bouleversant sur un bout d’histoire qu’on ne connaît pas.
Et puis, plus je travaillais, plus je sentais que le film n’était pas un film historique. Ces types là, c’étaient les frères des appelés de la guerre d’Algérie ou du Vietnam. Lors d’une avant-première, à Dinan, un jeune type m’a dit :"J’ai été casque bleu pendant 5 mois à Sarajevo et je me suis retrouvé dans toutes les émotions de ce film. Vous avez montré ce que j’ai vécu". Les effets de l’Histoire, les conséquence de la violence restent les mêmes. On voit des gens se battre, égorger, tuer, tout à coup, l’arbitre arrive, siffle et dit "Rentrez chez vous, vous êtes en paix". Des Conan, vous en voyez tout le temps à la télé. C’est le soldat en Bosnie, tous ces jeunes avec des fusils-mitrailleurs qui se sont battus 4 ans et à qui on est en train de dire "Allez voter tranquillement maintenant". Au Rwanda, en Palestine, en Israël... Conan n’est pas du tout un personnage daté.


 

J.C. : Certains critiques ne vous ont pas suivi...

B.T. : Ce qui règne aujourd’hui, c’est le culte de la dérision. Il amène à dire des ignominies : "Allez, faisons comme eux, allons torturer les gens... Tavernier le moralisateur, on l’emmerde !" C’est abject. Ca vient des mêmes qui font une liste de films qu’ils vont démolir avant même de les avoir vus. Un avocat a donné deux pages d’interview à Entrevue, la revue de Thierry Ardisson, (4) pour dire que j’avais fait L 627 parce que j’étais aux ordres de la police, ou parce que mon fils aurait fait du trafic de drogue et que s’il n’y a pas eu d’affaire, c’est parce que j’avais fait ce film. Si ça avait été le cas, c’était raté vu la réaction de Paul Quilès, ministre à l’époque. J’ai dit que s’il préparait ses dossiers aussi bien qu’il voyait les films, je voulais ne jamais être défendu par lui !


 

J.C. : Ici, quels étaient vos partis pris de mise en scène ?

B.T. : On avait convenu avec Alain Choquart, mon chef opérateur, que ça ne devait pas être composé ni cadré. Il essayait de ne jamais être en position de metteur en scène. Comme dans L627, on devait sembler être là par hasard. Je voulais que la caméra soit toujours au milieu des gens, comme si c’était le regard d’un soldat, je voulais lier les explosions aux gens. Le principe, c’était qu’aucune action n’ait un début et une fin. Juste des moments comme si on était un des soldats qui attrape une petite action et passe à autre chose. On est constamment dans le camp français. Dans la bagarre finale, c’est tout à fait net, on reste au milieu du groupe Scève et du groupe Norbert, on ne passe jamais en face. Parce que je voulais que le spectateur se sente définitivement l’un d’eux.
Les scènes d’action, c’était souvent quitte ou double. On avait convenu qu’on ne dirait jamais "Coupez !". Aux acteurs de se débrouiller, ça fait partie de l’énergie du film. Ils ne savaient pas toujours quand on filmait. On ne répétait pas. Les acteurs ne savaient pas où ça sautait. J’avais une règle : incorporer tous les accidents de tournage. Et avec le système de production roumaine, on avait 60 surprises par jour.


 

J.C. : C’est important de filmer la guerre ?

ll y a en tous cas une manière de filmer la violence dans la guerre qui doit faire réfléchir les gens. Je tenais à ce qu’on voie les blessés, les brancardiers. Voir les conséquences à chaque fois. J’avais tout le temps en tête des images de la guerre du Golfe où on ne voyait jamais un mort. Avec les images de la télévision, on a passé des semaines sans voir un blessé irakien. si bien que, dans le film de Marcel Ophuls que j’ai produit, Veillée d’armes, (5) quelqu’un émet l’hypothèse que cette guerre n’a jamais existé. Du coup c’est important d’aller à l’opposé de cette imagerie, que j’appellerais "la guerre CNN". Montrons les résultats ! J’ai pensé à La Guerre sans nom où les gens n’arrêtaient pas de dire qu’ils avaient cavalé, monté sur des dunes, et n’avaient jamais vu un fellagah.


 

J.C. : On a parlé de la critique tout à l’heure. Vous ne cherchez pas à dialoguer avec ceux qui vous attaquent ?

B.T. : Je ne vais pas comparer, mais enfin les cinéastes sur liste noire, ils n’avaient pas envie de rencontrer Ward Bond ou John Wayne. Je n’ai pas envie d’aller me justifier. Avec un vrai critique, oui, mais pas là. Ceux qui m’attaquent violemment ont des arguments tellement nuls. Parler de mes origines de "bourgeois lyonnais", c’est m’épingler une étoile, qui, en plus, est fausse, lorsqu’on sait mon engagement sur les terrain. J’ai dialogué avec Serge Daney, qui a attaqué plusieurs de mes films. Ce n’était pas un critique de cinéma pour lequel j’avais une grande admiration, mais quand il parlait des images, là il était neuf et brillant.
Ce qui le choque plus, c’est qu’il y ait une partie de la critique qui a l’air de moins bien comprendre le sens des films que le public. Comme si les articles étaient écrits avant qu’on ait vu les films. Je trouve ça choquant. Et puis je suis sidéré par les erreurs constantes que l’on trouve dans un presse dite sérieuse. Avant c’était le domaine de Louis Chauvet de L’Aurore... Aujourd’hui, c’est les Cahiers du cinéma  ! Pour L’Appât, on pointe la lourdeur de ma mise en scène à cause des gros plans, alors que Marie Gillain, dans la scène en question, est en plan large, avec des gens qui passent. On écrit que mon montage est semblablee à celui d’un vidéo-clip. Alain Resnais, lui, l’a remarqué, c’est mon film qui est fait avec le moins de plans !


 

Quand je relis François Truffaut ou Jean-Luc Godard, ils ne se trompent pas eux. François Truffaut ne confondait jamais un panoramique et un travelling. On pouvait être fondamentalement en désaccord avec ses choix - John Ford, en particulier, je lui ai fait une lettre -, mais les articles, la manière dont il parlait du rôle des films, ou de leur sens, était juste. Maintenant, il y a un tel culte de la dérision... Le journaliste cherche à tout prix l’efet de dérision percutant. Je regrette, par exemple, qu’à propos de Ponette, (6) on titre, dans Libé, "trop mélo pour être honnête". Ça me fait mal, ça me blesse qu’un type comme Jacques Doillon soit traité de cette manière, un type qui met sa vie dans ses films, qui prend les risques, on peut aimer ou pas, mais s’en tirer par un calembour...


 

J.C. : Quels sont vos projets ?

B.T. : Je suis sur deux sujets.
L’un se passe pendant la guerre de 40, dans le monde du cinéma. Je voudrais m’inspirer de la vie de Jean Devaivre, qui était à la fois dans la Résistance et travaillait pour la Contiental, société allemande qui produisait les grands films français de l’époque. (7)
Et, avec un jounaliste lyonnais, je travaille sur les éducateurs, des mecs en bas de l’échelle, qui bossent comme des malades et ne voient les responsables politiques que le jour où il y a une caméra. (8)

Propos recueillis par Philippe Piazzo (octobre 1996)
Jeune Cinéma n°241, janvier-février 1997

1. Cote 465 (Men in War) de Anthony Mann (1957) se déroule pendant la guerre de Corée (1950-1953).

2. Les Sentiers de la gloire (Paths of Glory) de Stanley Kubrick est sorti en 1957.

3. Capitaine Conan a été tourné en France et en Roumanie.

4. Entrevue est un mensuel "masculin axé sur la vie des stars", privilégiant le sexe et les crimes divers, avec, en couverture, des stars féminines sexy, créé en 1992 par Thierry Ardisson et Gérard Ponson.

5. Veillées d’armes : histoire du journalisme en temps de guerre de Marcel Ophuls (1994) est un documentaire tourné à Sarajevo, en plein siège de la ville.

6. Ponette de Jacques Doillon (1996). Le film a reçu de nombreux prix à la Mostra de Venise 1996 et dans plusieurs autres festivals.

7. Laissez-passer de Bertrand Tavernier (2002) d’après les mémoires de Jean-Devaivre. Le film a été sélectionné à la Berlinale 2002, et y a reçu l’Ours d’argent de la meilleure interprétation pour Jacques Gamblin, et de la meilleure musique pour Antoine Duhamel.

8. Ça commence aujourd’hui de Bertrand Tavernier (1999) a été sélectionné à la Berlinale 1999 et y a reçu de nombreux prix, ainsi que dans plusieurs autres festivals.


Capitaine Conan. Réal : Bertrand Tavernier ; sc : B.T. & Jean Cosmos, d’après le roman de Roger Vercel ; dial : Jean Cosmos ; ph : Alain Choquart ; mont : Luce Grunenwaldt, Laure Blancherie & Khadicha Bariha-Simsolo ; déc : Guy-Claude François ; cost : Jacqueline Moreau et Agnès Evein ; mu : Oswald d’Andréa. Int : Philippe Torreton, Samuel Le Bihan, Bernard Le Coq, Catherine Rich, François Berléand, Claude Rich, André Falcon, Roger Knobelspiess, Frédéric Pierrot, Frédéric Diefenthal, Jean-Claude Frissung (France, 1996, 130 mn).



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