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Malin (le) (1979)
de John Huston
publié le vendredi 26 mars 2021

par René Prédal
Jeune cinéma n°120, juillet 1979

Sélection officielle Hors compétition au Festival de Cannes 1979

Sortie le mercredi 24 octobre 1979
Sortie en blu-ray chez Carlotta le 7 avril 2021


 


À mi-chemin de Elmer Gantry et de La Nuit du chasseur, (1) Wise Blood est une farce tragique, à la fois violente et grotesque, s’attachant à décrire le parcours œdipien d’un évangéliste itinérant, qui s’aveuglera finalement à la chaux vive, pour se punir de ne pouvoir prouver et assumer lui-même, dans sa chair et dans son esprit, l’inexistence de Dieu.


 

Acharné à fonder la nouvelle secte de l’Église sans Christ, Hazel Motes prêche en effet pour ouvrir les yeux de ses concitoyens sur un univers où les aveugles ne voient pas, où les paralytiques ne marchent pas, et où aucun Dieu ne perd son sang pour sauver le monde. Reprenant le défi de Moby Dick et l’exaltation des Racines du Ciel, (2) John Huston place d’ailleurs son personnage entre deux caricatures, son double escroc (le faux aveugle) et son double pitoyable (soutenu par un manager guitariste) qu’il ne pourra supporter.


 

Alors que ses deux concurrents, eux, partageaient leur aventure, l’un avec sa fille et l’autre avec un associé, démasquant l’un puis tuant l’autre, il sera renvoyé à sa solitude, refusant avec une vigueur sauvage tout ce qui pourrait ressembler à une quelconque chaleur humaine (Sabbath Lily ou la logeuse).


 


 

Décapant avec humour les clichés de l’incommunicabilité, John Huston fait passer beaucoup de choses avec l’air de filmer tout naturellement des détails sans importance, comme s’il s’abandonnait au simple plaisir de conter et de prendre tout à coup ses distances par une série de ruptures, qui font de son récit une suite de séquences refermées sur elles-mêmes et juxtaposées - entrechoquées même - avec force. L’atroce dérision de ce jeune gardien de zoo qui vole une momie réduite, puis revêt la défroque de Konga pour serrer la main des enfants, souligne l’impossibilité de nouer des rapports normaux avec les gens, dans un monde où les blessures visibles (les cicatrices sous les yeux de l’escroc) ne sont que des faux-semblants, tandis que les atteintes plus profondes (la blessure à l’armée de Hazel Motes) restent mystérieusement cachées : la route est libre pour le retour des flagellants de l’An Mille et pour les outrances obscurantistes des amoureux des ténèbres.


 

Filmant avec une innocence tranquille les correspondances les plus troubles, aplatissant les aspérités virtuelles des situations les plus cocasses, et déconnectant les montées de haute tension par un gros bon sens tour à tour ému et caustique, il finit par nous faire partager les outrances de son héros, en particulier sa volonté farouche et ridicule de faire de son tas de ferraille une bonne voiture, un chez soi confortable et mobile où se réfugier comme dans une matrice sécurisante. Le film épouse la hargne de Hazel fasciné par l’image du grand-père qu’il veut à la fois prolonger et détruire.


 

Le cinéma de John Huston s’attache toujours ainsi à des personnages plus qu’à une thématique ou à un style de mise en scène. Ce sont des personnages qui foncent, le plus souvent d’ailleurs dans de mauvaises directions, des losers à panache, des marginaux plus ou moins volontaires, des aventuriers de l’esprit plus que de l’espace, des rebelles contre eux-mêmes plus que contre la société.

Un univers psychanalytique en somme - comment certains critiques ont-ils pu s’étonner de voir le cinéaste réussir avec Freud (3) un de ses meilleurs films ? -, mais mis en images à la manière efficace des séries B hollywoodiennes. Ce face-à-face insolite d’une névrose morbide (le scénario) et d’une belle vitalité iconoclaste (la réalisation) fournit la dynamique interne d’un film progressant par à coups, un peu à la manière d’un aveugle qui se déplacerait dans un espace inconnu.

René Prédal
Jeune cinéma n°120, juillet 1979

1. Elmer Gantry de Richard Brooks (1960), d’après le roman de Sinclair Lewis, a pour titre français Elmer Gantry le charlatan.
La Nuit du chasseur (The Night of the Hunter) de Charles Laughton est sorti en 1955.

2. Moby Dick de John Huston (1956). Il en a écrit le scénario d’après le roman de Herman Melville (1851) en collaboration avec Ray Bradbury.
Les Racines du ciel (The Roots of Heaven) de John Huston (1958). Scénario écrit par Patrick Leigh Fermor & Romain Gary, d’après le roman de ce dernier, Les Racines du ciel, Paris, Gallimard, prix Goncourt 1956.

3. Freud, passions secrètes (Freud : The Secret Passion) de John Huston est sorti en 1962, et n’a pas eu de succès. Il avait demandé à Jean-Paul Sartre de lui écrire un scénario, qu’il jugea trop long et qu’il caviarda largement. Sartre qualifia le résultat de "monstres, et retira son nom du générique.
Cf. Jean-Paul Sartre, Le Scénario Freud, préface de Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Gallimard, 1984.


Le Malin (Wise Blood). Réal : John Huston ; sc : Benedict Fitzgerald & Michael Fitzgerald, d’après le roman de Flannery O’Connor, La Sagesse dans le sang (1952) ; ph : Gerry Fisher ; mont : Roberto Silvi ; mu : Alex North. Int : Brad Dourif, Dan Shor, Amy Wright, Harry Dean Stanton, Mary Nell Santacroce, Ned Beatty, John Huston, William Hickey (USA, 1979, 106 mn).



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