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Laissez-passer (2001)
de Bertrand Tavernier
publié le jeudi 27 avril 2017

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°273, janvier-février 2002

Sélection officielle de la Berlinale 2002.
Ours d’argent du meilleur acteur pour Jacques Gamblin

Sortie le mercredi 9 janvier 2002


 


Étant données les contraintes de nos parutions trimestrielles, nous avions demandé à nos lecteurs de nous faire confiance et d’aller voir Laissez-Passer sans attendre. L’ont-ils fait ? On l’espère, comme on espère qu’ils y ont pris un plaisir semblable au nôtre. Et pour ceux qui n’ont pas encore découvert les aventures des deux Jean, Aurenche et Devaivre, au cœur des studios parisiens de 1942, qu’ils se hâtent, la durée de vie d’un vrai film, avant son embaumement télévisuel, est de plus en plus courte, et impitoyable la rotation des produits. D’autant que le bilan des premières semaines d’exploitation semble indiquer que le film de Bertrand Tavernier n’a pas trouvé le public qu’il méritait, un public peut-être méfiant devant un sujet apparemment trop référentiel, ressenti comme destiné aux cinéphiles ou aux contemporains nostalgiques - très loin du cœur de cible des 15 à 25 ans.


 

Le Plus Beau Pays du monde de Marcel Bluwal (1), dont l’argument était proche, avait, malgré son intérêt, glorieusement sombré après une semaine dans les salles en mai 1999. Pour Laissez-Passer, nous proclamons que, au-delà des anecdotes, le film traite de choses qui n’ont pas à voir seulement avec le cinéma français de 1942. Il y est question, par exemple, de l’engagement et de la contrainte, du compromis et de la compromission, de l’acquiescement et de la révolte, de la résistance et de l’amour - rien en tout cas qui soit placé sous le signe de la "patience et (de la) résignation" (pour reprendre la réplique de la célèbre séquence de Douce (2) opportunément introduite dans le film). Les acteurs y sont étonnants de vraisemblance dans leur recréation de personnages réels (3), la narration entrecroisée y est toujours limpide - ce qui, eu égard à la centaine d’individus en mouvement, n’était pas évident -, et, mis à part "l’épisode anglais", hommage à Michael Powell qui fonctionne trop comme un film dans le film, les 170 minutes de projection nous ont semblé légères, et rarement le travail de studio et les rapports d’une équipe de tournage ont été restitués avec autant de justesse, etc., etc.,


 

Mais on aura beau faire, craignons que cela n’ait plus grande importance. Les jeux étaient faits dès la première séance de 14 heures du 9 janvier 2002, et tout ce qui pourra en être dit ne servira qu’à équilibrer un futur dossier de presse pour les prochains biographes.
Soyons lucides : il n’était pas nécessaire d’être grand prophète pour prévoir l’accueil critique qui allait être offert au film et à son réalisateur. Certes, son film précédent, Histoires de vies brisées, avait été reçu en automne 2001 avec sympathie - la question abordée (les "doubles peines") ne donnant guère de prise aux attaques, sous peine de passer, à dieu ne plaise, pour un suppôt de l’idéologie sécuritaire. D’aucuns pourtant, tout en reconnaissant l’intérêt de la chose, n’avaient pas manqué de regretter que l’auteur intervienne, se permette de figurer dans le champ, en gros s’affiche un peu trop, comme s’il s’était agi pour lui de profiter d’un sujet brûlant pour "faire un coup".

Par un curieux hasard, ce sont les mêmes qui, devant Laissez-Passer, se sont tapoté le menton d’un air navré, soupirant devant tant d’académisme et de lourdeur : à l’aube d’un nouveau millénaire, revenir au cinéma de studio, à la défense du corporatisme, à l’efficacité narrative, à la primauté du scénario, au divertissement comme valeur suprême, à la morale du récit, à l’apologie d’un passé mythifié !


 

Jean-Claude Raspiengeas, dans la biographie qu’il lui a consacré récemment, a montré combien les clivages s’étaient inscrits, dès l’origine, entre - simplifions - champions de la modernité, révulsés entre autres par le recours à "Aurenchetbost", et amateurs d’un cinéma capable d’être à la fois "d’auteur" et "populaire". (4) Cette politique de "bloc contre bloc" est désormais si naturelle qu’il était évident, avant même la sortie du film, qu’on allait derechef assister à un éreintement de la part des sectateurs de la branchitude.
Voir donc le nez délicat de Libération se froncer devant ce "clonage à l’identique" - il ne faut pas avoir peur des pléonasmes - d’un cinéma du "bon vieux temps" - "des décors à l’ancienne, des rires, des larmes, des aventures, de l’amour, de grandes idées pleines d’émotion", on perçoit, pouah, l’horreur sous-jacente - ne peut guère surprendre. Après tout, c’est presque gentil, à l’aune des tombereaux jadis déversés sur L 627 ou Capitaine Conan - et l’on est presque assuré que le film a été vu avant d’être critiqué, ce qui n’a pas toujours été le cas. (5)
Quant aux Cahiers du cinéma, il n’a pas fallu trop de deux rédacteurs (et, mazette, en chef !) pour écraser l’infâme, l’un voyant dans Laissez-Passer un brûlot contre la Nouvelle Vague - la preuve : celle-ci est "la grande absente du film" -, l’autre une "apologie des petits-maîtres de l’illusion réaliste" où "l’on n’entend jamais le nom de Jean Renoir" (6).
Et n’oublions pas le préposé du Monde, celui qui, chaque semaine, fait notre joie, et qui, assurément dopé par trop de tartines de modernité, ne peut s’empêcher de dégainer son arme absolue, en substance, comment filmer encore ainsi après "la rupture morale et esthétique consécutive à Auschwitz et Hiroshima" ? Soyons sûrs que, d’ici peu, le 11 septembre 2001 viendra grossir l’arsenal argumentaire.


 

Tout le discours s’articule non pas autour de ce que montre le film, mais autour de ce qu’il ne montre pas et qui dévoile l’ambiguïté réactionnaire du réalisateur. Puisqu’il n’y a qu’un seul plan où l’on voit des porteurs d’étoile jaune, cela prouve d’évidence qu’il n’y attache pas grande importance. En prenant comme héros des cinéastes résistants, il dissimule le fait qu’il y a eu des cinéastes collaborateurs. En n’évoquant pas le voyage des acteurs français à Berlin du printemps 1942, il s’inscrit "dans la droite lignée de la peinture officielle de ces années-là". En montrant un fonctionnaire de Vichy résistant, il laisse croire que tous les fonctionnaires de Vichy ont été résistants. L’éditorial des Cahiers du cinéma pousse le bouchon encore plus loin, en traduisant ainsi la pensée de Bertrand Tavernier : "Si on avait pris la peine d’écouter Greven, le directeur de la Continental, (7) dans l’intérêt de notre cinéma plutôt que de céder aux sirènes de la Nouvelle Vague, on n’en serait pas là aujourd’hui". On croit rêver.


 

D’autant que, dans sa candeur, Bertrand Tavernier aurait osé avouer, au hasard de quelque interview, qu’il se sentait incapable de dire quelle aurait été son attitude s’il avait été réalisateur dans le Paris de 1942. On frémit devant l’énormité du soupçon rétrospectif - sans doute même aurait-il parlé sous la torture... Guy Debord, classant selon leur "motivation dominante les commentaires concernant l’Internationale situationniste", prodigués après Mai 68, avait distingué, outre la bêtise, la panique et la démence, le confusionnisme spontané, le confusionnisme intéressé, et la calomnie démesurée. Il ne pouvait imaginer combien, trente-trois ans plus tard, ces dernières catégories resteraient opératoires.


 

On est tout de même un peu étonné de voir des historiens, que l’on estime par ailleurs, accuser l’auteur de Laissez-Passer de "reprendre sans jamais la discuter la thèse de l’âge d’or" (Sylvie Lindeperg, Libération, 9/1/02). (8) Qui parle d’âge d’or, sinon les critiques et les historiens - et en tout cas pas Bertrand Tavernier ? À quelle jauge d’ailleurs se mesure un âge d’or : le ratio entre le nombre de chefs-d’oeuvre et le chiffre de la production totale ? Pourquoi pas alors les années 1935-1938 ? Il y a gros à parier que les cinéastes qui tournaient dans les studios de Boulogne en 1942, sans chauffage, avec une électricité défaillante, dans l’impossibilité de multiplier les prises par manque de pellicule, et avec des rutabagas en forme de langouste dans les assiettes n’avaient pas conscience de vivre la plus belle période de l’histoire du cinéma français.


 

Y a-t-il là de quoi accuser le réalisateur, "à travers la réhabilitation de la Continental, de valider l’idée du double jeu des cinéastes français et de déboucher sur un éloge de l’ensemble de la profession" ? Considérer deux réalisateurs comme représentatifs de tout le cinéma français, c’est faire un usage extensif de la métonymie. Maurice Tourneur et Richard Pottier étaient à l’image de la grande majorité du cinéma français. Les cinéastes pronazis se comptaient sur les doigts de la main, les vrais résistants, ceux d’avant 1944, comme Jean-Paul Le Chanois, étaient un peu plus nombreux. Et dans son ensemble, la profession s’est mieux tenue que celle des gens de lettres, ce n’est pas en faire l’éloge que de le reconnaître.


 

Quant à Alfred Greven, il n’est pas montré comme un ogre mangeant les scénaristes juifs tout crus. Mais la Continental est dépeinte telle que l’ont rapporté tous les témoins, avec ses hommes de main (Bauermeister, le "garde-chiourme" devant qui Michel Simon refuse de jouer), ses contraintes et son poids d’entreprise occupante et l’ambiguïté de son directeur (9). Ce n’était ni une officine de propagande nazie comme la Nova Films de Robert Muzard ou la BUSDAC de Badal, ni les Films Roger-Richebé, qui ne se situaient pas précisément dans le haut de gamme, et son bilan est loin d’être négatif (10). Pratiquer ainsi l’amalgame n’est qu’un façon d’accuser son chien d’avoir la rage pour pouvoir mieux s’en débarrasser.

Arrêtons là ce panorama critique dont il n’y a pas de raisons d’être fier.
Certes, le dépeçage n’a pas été général, et d’autres voix, plus favorables se sont fait entendre : (Positif et l’excellent dossier du dernier numéro, Le Figaro, Michel Boujut dans Charlie-Hebdo, Philippe Piazzo dans Aden).
Mais, manifestement, leur portée n’a pas été suffisante pour contrebalancer les effets de la première salve. Par bonheur, depuis vingt-huit ans qu’il la subit, la mitraille n’a jamais empêché Bertrand Tavernier d’aller de l’avant. Soyons assurés qu’il durera plus longtemps que les aboyeurs.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 273, janvier-février 2002

1. Le Plus Beau Pays du monde de Marcel Bluwal, sorti en 1999, s’inspire de la vie de l’acteur Robert Hugues-Lambert, arrêté 8 jours avant la fin du tournage du film Mermoz de Louis Cuny (1943).

2. Douce de Claude Autant-Lara est sorti le 10 novembre 1943.

3. Au-delà de Jacques Gamblin et Denis Podalydès, parfaits, une mention spéciale pour Olivier Gourmet, qui campe un Roger Richebé aussi hilarant que le vrai, et pour Philippe Morier-Genoud et Christophe Odent - difficile de se représenter désormais autrement Maurice Tourneur et Pierre Bost.

4. Jean-Claude Raspiengeas, Bertrand Tavernier, Paris, Flammarion, 2001.

5. L627, sélection officielle officielle de la Mostra de Venise, est sorti en 1992.
Capitaine Conan est sorti en 1996.

6. Ce même Jean Renoir déjà mobilisé par Le Monde, qui rappelle que celui-ci "a préféré s’exiler plutôt que d’exercer sous la botte nazie" - oubliant que la botte fasciste ne l’avait pas trop gêné pour tourner La Tosca à Rome en 1940.

7. La Continental, société de production française créée et dirigée par les Allemands, produisit, entre septembre 1940 et la Libération, une trentaine de films, signés Henri-Georges Clouzot, Henri Decoin, Claude Autant-Lara, Maurice Tourneur, Richard Pottier, Albert Valentin, etc.

8. "L’impossible défi du vrai", entretien avec Sylvie Lindeperg, Libération du 9 janvier 2002. Sylvie Lindeperg est auteure de Les Écrans de l’ombre : la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), Paris, CNRS Éditions, 1997.

9. Alfred Greven a quitté Paris en 1944 en emportant les dossiers de la Continental. Il aurait, semble-t-il, continué son activité de producteur en Allemagne, jusqu’à la fin des années 70. Il semblerait même que, pendant trente ans, aucun historien ne soit venu se renseigner à la source sur le devenir de ces archives - on a peine à le croire.

10. Sur trente, au moins une dizaine des films produits par la Continental demeurent remarquables, sans compter la redécouverte de titres mal connus parfois surprenants - voir Pierre et Jean de André Cayatte, récemment présenté par Cinéclassics.


Laissez-Passer. Réal : Bertrand Tavernier ; sc : B.T. & Jean Cosmos, d’après Jean Aurenche et Jean Devaivre ; ph : Alain Choquart ; mu : Antoine Duhamel ; mont : Sophie Brunet ; déc : Émile Ghigo. Int : Jacques Gamblin, Denis Podalydès, Marie Gillain, Charlotte Kady, Marie Desgranges, Maria Pitaresi, Ged Marion, Philippe Morier-Genoud (France, 2001, 170 mn).



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