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Capra, Frank (1897-1991)
Les films politiques
publié le jeudi 25 décembre 2014

Zoom sur Meet John Doe et It’s a Wonderful Life

par Amit Bellicha
Jeune Cinéma n°179 février-mars 1987

Capra est en ce moment [en 1987] à l’honneur à Paris avec la ressortie simultanée de deux de ses chefs d’œuvre : Vous ne l’emporterez pas avec vous (You Can’t Take it With you, 1938) et L’Enjeu (State of the Union, 1948).

Ces deux films font partie du cycle "politique" de son œuvre (1936-1948), avec L’Extravagant Mr Deeds (Mr Deeds Comes to Town, 1936), Mr Smith au Sénat (Mr Smith Goes to Washington, 1939), L’Homme de la rue (Meet John Doe, 1941), et La vie est belle (It’s a Wonderful Life, 1946).

Durant cette période, Capra a tourné deux autres films.
L’un en 1937, Les Horizons perdus (Lost Horizon)est une fable sur la recherche du bonheur se situant dans un lieu mythique, le Shangri-la, et par là même moins ancré dans la réalité quotidienne.
L’autre en 1941, Arsenic et vieilles dentelles (Arsenic and Old Lace), qui renoue avec la comédie que pratiquait Capra au début de sa carrière, bien que non-exempt de ces thèmes sociaux qui lui sont chers.

Le cycle politique

À quelques variantes près, ses films s’articulent autour de quelques grand principes : le héros, honnête homme représentatif des classe moyennes, donc plus ou moins démuni, se trouve précipité sur le devant de la scène où il doit affronter des forces organisées qui défendent des idées élitistes ou corporatistes.

Ce héros est une émanation de la la tradition américaine du "populisme" (1) dont la Déclaration d’indépendance est le manifeste, celle de l’individu qui va de l’avant, libre et possédant autant de chances que tout autre de réussir dans ses entreprises.
Au début du siècle, cette tradition de liberté, de responsabilité et d’ambition personnelle s’est adoucie en intégrant la notion de solidarité, d’entraide, ce "bon voisinage" (1) dont Capra s’est fait le porte-voix talentueux.

C’est d’ailleurs en partie là que réside cet immense plaisir qu’on peut avoir à la vision de se films : l’affirmation de l’amour du prochain, de sa considération et de son aide face à l’adversité, donne lieu à des scènes jubilatoires mêlant émotion et tendresse, teintées d’humour.

Capra en avait donné une première version dans un film de 1934, American Madness, précurseur du cycle "politique".
Un banquier, ayant prêté en pleine période de dépression, de l’argent pour faire marcher les petits commerces et entreprises, se voit acculé à la faillite le jour où les clients viennent en masse retirer leur argent, alors que les actionnaires refusent de le soutenir.
Il sera sauvé par ceux à qui il a fait confiance, et cet émouvant ballet des retraits et des dépôts de solidarité amènera ces actionnaires à l’aider à leur tour. Il est d’ailleurs de ces actionnaires comme de nous : à l’instar de la musique classique, les films de Capra, comme ses personnages, rendent meilleur, et il n’est pas rare qu’on y voie un affreux retrouver son humanité pour rejoindre les humbles - et les aider.

Ce cinéma mettant en scène les petites gens et les sans grades, les faisant éperdument aimer, comportant une dimension profondément sociale bien qu’émanant d’un esprit relativement conservateur, fait de Capra un cinéaste très proche de John Ford. Mais contrairement à Ford, l’œuvre de Capra appartient beaucoup plus à son époque. Il serait pourtant erroné, car cela tendrait à appauvrir ses idées fortes et simples, universelles, de ne voir en lui, comme certains, qu’un "cinéaste du New Deal".

La comparaison avec un autre cinéaste - Fritz Lang - s’impose à travers un autre thème omniprésent chez Capra : l’opposition entre le bien et le mal.
Celui-ci est toujours représenté par les forces de "l’organisation" (1), s’opposant, quelle que soit leur nature - politique, économique - aux idéaux et aux mythes du "populisme" et donc des classes moyennes.

Les personnages de Capra, malgré leur modeste condition et leurs difficultés n’attendent d’aide de personne, et assurément ni de l’État ni d’un quelconque organisme. Dans It’s a Wonderful Life, George Bailey (James Stewart) aide les gens à se sortir eux-mêmes des taudis de l’ignoble et impotent Potter en se construisant leur propre maison. Ainsi s’oppose un individualisme convivial et constructif à la puissance et aux intérêts d’un seul ou d’un groupe, qui se mêle de faire échouer les tentatives populaires.

Pourtant Capra n’est pas un polémiste, pas plus qu’il n’est un véritable politique.
Les conflits qu’il dépeint sont plutôt l’occasion pour lui de tracer les grandes lignes d’une morale d’avenir qui permettrait de conserver les idéaux de l’origine de l’Indépendance. Et si l’on ne devait retenir qu’un seul thème des films de ce cycle, le plus présent et le plus poignant serait sans conteste celui de la recherche du bonheur, dans une Amérique vécue comme une terre promise.

Deux films de la série sont des films phares où s’exprime pleinement "l’idéologie" de Capra : Meet John Doe, qui marque un renversement éthique, une nouvelle gravité qui en était absente, et It’s a Wonderful Life, sorte de concentré des films précédents.

Il est remarquable que ces deux films aient été réalisés en période de guerre (ils encadrent la période militaire de Capra) et que ce soit les deux seuls films réalisés de manière entièrement autonome.
En 1939, Capra quitte la Columbia où il a réalisé l’essentiel de sa carrière (ce sont ses films qui ont permis à la Columbia de devenir une major company) pour fonder sa propre maison de production, en collaboration avec son scénariste favori Robert Riskin : La Frank Capra Production, dont le premier et le dernier film sera Meet John Doe.
Au retour de l’armée, Capra fonde avec d’autres cinéastes et producteurs (William Wyler, George Stevens, Samuel Briskin) la Liberty Film Inc., dont It’s a Wonderful Life sera le premier produit.

C’est dire que Capra, qui s’était fait l’apôtre de la formule "un homme-un film" par opposition au travail collectif (forcé) pratiqué à Hollywood, était totalement libre de sa façon de travailler, d’autant plus qu’il jouissait d’une plus que confortable notoriété.
Et de cette liberté, il s’est servi.

Il fallait une bonne dose de courage et de volonté pour faire It’s a Wonderful Life, un film à thème où l’essentiel de l’action est issu des problèmes métaphysiques des personnages, en une période où Hollywood était devenue une immense machine à produire des séries B et des dollars.

Meet John Doe (1941)

C’est l’histoire d’un mensonge, d’un espoir déçu. Une journaliste (Barbara Stanwyck), à la veille d’être licenciée avec toute l’équipe du journal, écrit et publie une lettre d’un certain John Doe qui dénonce les injustices et exalte l’idée "populiste".
Devant l’extraordinaire retentissement de cette lettre, le propriétaire du journal, D.B. Norton (Edward Arnold) fait machine arrière, et la journaliste fabrique un John Doe en engageant un clochard, Long John Willoughby (Gary Cooper).

Cette pathétique marionnette est exposée à travers le pays, semant, à l’aide des discours qu’on lui écrit, une traînée d’espoir chez les malheureux, et un nombre considérable de clubs John Doe.
Un seul personnage garde la tête froide, le compagnon de notre clochard, Colonel, joué par le fabuleux Walter Brennan. Pour lui tout contact avec la société signe l’arrêt de mort de sa liberté sacrée, et il renonce au confort pour continuer à parcourir les routes d’Amérique. La marionnette, elle, finit par s’émouvoir et croire à ses prêches, et lorsque Long John s’aperçoit que Norton veut exploiter les clubs à des fins personnelles - l’établissement d’un pouvoir fasciste - il entreprend de le dénoncer à la grande convention John Doe. Le prenant de vitesse, Norton en fait un homme traqué en même temps qu’il sème le désespoir chez les humbles. Pour prouver sa sincérité, John Doe va tenter de se suicider le soir de Noël ainsi que l’annonçait la lettre du début. Alors que Norton avait déjà prévu de faire disparaître toute trace de son cadavre, la journaliste le convainc de vivre et de continuer la lutte.

Avec Meet John Doe, Capra rompt avec l’optimisme des films précédents qui se terminaient en un inévitable (et fort agréable) happy end. Le bien dispensé par Mr Deeds ou Mr Smith, la spectaculaire reconversion de l’affairiste Anthony P. Kirby de You Can’t Take it With You.

Le manichéisme est moins prononcé : les forces du bien et du mal se voient moins clairement distribuées. En fait, si le mal est évidemment identifié en la personne du monolithique Norton, il n’en est pas de même du bien puisque le héros Long John est un homme sans croyance, que seul l’appât du gain a attiré, et que sa conscience ne réveillera que tardivement avec celle de la journaliste.
Le héros, bien qu’ancien joueur de baseball, sport éminemment populaire aux États-Unis, n’est plus ce personnage archétypique qui fait le bien, mais un clochard manipulé.

On l’aura compris, ce film, marque d’une conscience politique plus nuancée, est parmi les plus pessimistes de Capra.
En 1941, c’est un avertissement face à la tentation du nazisme et à la progression du mal. L’idéal de Capra est battu en brèche. L’heure n’est plus à la profession de foi, mais au discernement et à la lutte.

It’s A Wonderful Life (1946)

On retrouve cet aspect dans It’s a Wonderful Life.

Ce film non plus n’est pas terminé, en ce sens qu’il ne se conclut ni par une victoire ni par une défaite, mais par la continuation de la lutte. Si Capra voit encore l’avenir, celui-ci est assurément moins rose que prévu. (2)

C’est un film remarquable à plusieurs titres.
D’abord et, en priorité, à cause de l’extraordinaire plaisir, rempli d’émotions, que procure sa vision. Ses personnages sont terriblement attachants - on voudrait les avoir pour voisins.
Ils sont servis par une mise en scène brillante, rapide, limpide, qui regorge d’effets à vous tirer des sanglots mêlés de rires (ce qui a fait de Capra, ô scandale, un cinéaste considéré comme niais, après la guerre).
Ensuite parce qu’on y retrouve l’essentiel des thèmes traités auparavant par Capra.

L’histoire est simple - comme toujours - bien qu’appartenant véritablement au genre fantastique.
Un brave homme, George Bailey (James Stewart), a renoncé à une carrière brillante pour diriger une entreprise familiale de construction destinée à aider les plus démunis. Il se voit acculé à la faillite à la suite de la perte d’une somme importante et de la ruée vers les guichets qui s’ensuit (cf. American Madness). Décourag", ruiné le soir de Noël, il entreprend de se suicider (cf. Meet John Doe). On retrouve enfin la conjonction de l’ambition personnelle et de l’entraide de Mr Deeds Comes to Town.

C’est alors qu’intervient son ange-gardien, l’incroyable Clarence, ange de deuxième classe qui descend sur terre pour gagner ses ailes.
Et guidé par Clarence, George Bailey voit ce qu’aurait été sa ville, ce que seraient devenus ses proches s’il n’avait pas existé.
Henry Potter, le propriétaire des taudis contre lesquels il lutte, serait devenu le seul maître, rebaptisant la ville Potterville, et on voit un long défilé de personnages agressifs, aigris, malheureux, d’existences ratées, brisées, que la seule présence de George Bailey avait rendu supportables, sinon agréables.

À n’en pas douter, Capra se situe, avec ses personnages, du côté de Dieu et de ses anges, si patauds soient-ils.
Décidé à vivre, George Bailey rentre chez lui, retrouve sa famille et le cortège de ses amis, de ceux qu’il a aidés et qui viennent lui rendre la pareille avec amour et chaleur, le sauvant ainsi de la ruine (on trouve une scène analogue dans You Can’t Take It With You). Les cloches sonnent, Clarence a regagné ses ailes et la lutte continue.

It’s a Wonderful Life pourrait être un manifeste de l’idéal du "bon voisinage".
Malgré son côté fantastique, il est très ancré dans la réalité et se garde bien d’afficher un optimisme hors de propos. La puissance des forces du mal est grande, bien qu’elles soient montrées comme passéistes.

On peut voir dans ce film un baroud d’honneur du grand cinéaste populaire qu’était Capra et qui sentait que son éthique n’était plus dans l’air du temps.

L’Enjeu marquera un pessimisme accru, conjugué avec l’échec de ses tentatives de faire du cinéma indépendant.

Le zénith de l’auteur et de sa carrière est atteint avec It’s a Wonderful Life.
De 1948 à 1961, il ne tournera que cinq films, dont deux remakes de ses propres œuvres, et verra six de ses projets avorter.

Allons donc nous ressourcer à la fontaine de jouvence qu’est l’œuvre de Capra.

Amit Bellicha
Jeune Cinéma n°179, février-mars 1987

1. La notion américaine de "populisme" et celle de "bon voisinage" a été développée dans l’essai de Jeffrey Richard ("Frank Capra et le cinéma du populisme", paru dans la revue Positif (n°133, décembre 1971) qui consacre à Capra un numéro spécial remarquable.

2. Capra avait tourné cinq versions différentes de Meet John Doe, et toutes ont été exploitées.

Vous ne l’emporterez pas avec vous (You Can’t Take it With You). Réal : Frank Capra ; sc : Robert Riskin ; ph : Joseph Walker ; mont : Gene Havlick. Int : James Stewart, Jean Arthur, Lionel Barrymore, Adar Arnold, Ann Miller, Mischa Auer, Donald Meek (États-Unis, 1938, 126 mn).

L’Homme de la rue (Meet John Doe). Réal : Frank Capra ; sc : Robert Riskin ; ph : George Barnes ; mu : Dimitri Tiomkin ; mont : Daniel Mandell. Int : Gary Cooper, Barbara Stanwyck, Edward Arnold, Walter Brennan, James Gleason (États-Unis, 1941, 135 mn).

La vie est belle (It’s a Wonderful Life). Réal : Frank Capra ; sc : F.C., Frances Goodrich, Albert Hackett et Jo Swerling ; ph : Joseph Walken et Joseph Biroc. Int : James Stewart, Donna Reed, Lionel Barrymore, Henry Travers, Thomas Mitchell, Beulah Bondi, Gloria Grahame (États-Unis, 1946, 130 mn).

L’Enjeu (State of the Union). Réal : Frank Capra ; sc : Anthony Veiller et Myles Connolly ; ph : George J. Folsey ; mont : William Hornbeck ; mu : Victor Young. Int : Spencer Tracy, Katharine Hepburn, Van Johnson, Angela Lansbury, Adolphe Menjou, Lewis Stone (États-Unis, 1948, 124 mn).

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