Rencontre avec Raoul Sangla (1930-2021)
Jeune Cinéma n° 402-403, octobre 2020.
Né le 1er septembre 1930, Raoul Sangla n’est pas passé par les écoles de cinéma (il fut plâtrier, comme son père, jusqu’en 1955), mais par l’assistanat, dès 1956, auprès de Marcel Carné (1906-1996) ou de Sacha Guitry (1985-1957.
Après un court métrage coréalisé avec Ado Kyrou (1923-1985), Parfois le dimanche (1959), c’est la télévision qui l’accueille, à la grande époque de "l’école des Buttes-Chaumont", âge d’or de la télé populaire de haut niveau. Il y fera toute sa carrière, alternant émissions non signées (Discorama, L’Invité du dimanche, JT) et de multiples dramatiques - Fracasse, L’Œuf de Colomb...
Mais plus que par ses œuvres de fiction, c’est dans le filmage des variétés qu’il laissera une trace, en renouvelant totalement leur tournage en direct - à l’opposé de Jean-Christophe Averty (1928-2017 qui, au même moment, les met en images rigoureusement composées. Il y avait dans les émissions de Raoul Sangla, une griffe particulière, reconnaissable en quelques secondes. Dans les années 80, il mettra en place plusieurs télévisions locales, en province et à Paris.
S’il a pris ses distances avec la télévision "officielle" qui ne correspondait plus à sa pratique, à ses espoirs anciens ni à une conscience politique jamais oubliée, il a continué de tourner. La preuve : Les Mutins de Pangée, excellente maison coopérative, ont édité il y a quelques années, sous le titre De l’Utopie à la Révolte, un double DVD rassemblant des films réalisés entre 2003 et 2010, dont Du Joli Mai à l’ORTF (2008) et un savoureux Des inventeurs de la RTF ou de quelques cognacqjaypithèques (2006), toutes choses essentielles qu’on ne peut que conseiller de se procurer. (1)
L.L.
Denise Glaser (1920-1983), la présentatrice et productrice de Discorama, m’a demandé si je voulais tourner avec elle. J’y suis resté plusieurs années. Je faisais d’autres choses à côté. J’ai été assistant de Stellio Lorenzi, pour les dramatiques. Denise Glaser était une bonne personne. Elle avait été résistante très jeune. Pour Discorama, j’ai filmé tout ce qui chantait, dansait - français ou étranger. Cela été une très bonne expérience, il n’y avait pas de censure. L’émission était réalisée dans les conditions du direct, pas en direct, le problème étant pour moi le même. Il m’est arrivé de faire des directs. Par exemple, le 31 décembre 1970, j’ai fait quatre heures de direct. C’était la première fois que Quilapayún, le groupe de Chiliens, venait en France. De 20 heures à une heure du matin. En couleur.
James Brown à l’Olympia, c’était en direct. Mon camarade Gilles Daude était à la caméra que j’avais placée sur la scène, côté cour. Une autre se trouvait juste en bas, et il y en avait une troisième. Il y avait trois caméras. Tu sais, je n’avais pas froid aux yeux. Généralement, on plaçait l’objectif 1000 mm au fond de la salle pour faire un plan moyen. Moi, je l’ai mis près de l’artiste, pour les gros plans sur la bouche du chanteur. James Brown bougeait tout le temps, mais d’arrière en avant, d’arrière en avant. Ça s’est bien passé. Je n’ai pas eu d’échec avec les chanteurs ou les danseurs. (**)
Léo Ferré, je l’ai filmé à plusieurs reprises. Une fois, un dimanche, il y avait un direct tout l’après-midi, à l’extérieur, sur une terrasse, à proximité d’un chêne. Tout à coup, il y a eu une averse. On a été obligé de rentrer la caméra et tous les trucs. Et Léo Ferré avec. J’ai fini l’émission dans une toute petite salle de bistro, en plan fixe. Quand on est comme ça dans l’adversité, il faut l’avouer, je n’essaie pas d’aller faire le malin : un beau plan rapproché, comme ça, et chante petit ! Léo Ferré, il n’était pas toujours marrant. (*)
Nino Ferrer, je l’ai fait grimper ! Il y avait, dans le studio 4 de Cognacq-Jay, une échelle de corde qui se trouvait là pour une émission. J’ai fait signe à Nino de monter. Et il est arrivé jusqu’aux passerelles. Dans les passerelles, j’ai filmé également une chanteuse anglaise qui avait pour spécialité de chanter pieds nus, Sandie Shaw. Je l’ai amenée dans les cintres du studio, dans les parcours pour électriciens. Elle s’en est bien remis.
On m’a opposé à Jean-Christophe Averty, que j’ai surtout connu dans les deux dernières années de sa vie. Je n’ai pas travaillé sérieusement avec lui. J’avais participé à un de ses enregistrements de concerts de jazz à Saint-Michel, probablement au Caveau de la Huchette, mais nous nous sommes fréquentés dans les dans les deux dernières années de sa vie. Il était très doué et suivait la rythmique admirablement. Il m’est arrivé d’avoir à filmer un numéro de jazz, ce que j’ai fait en un seul plan. Je préférais ça. Tandis que lui, c’était la discontinuité. Il était très doué.
Aux Buttes-Chaumont, je filmais dans la menuiserie, je filmais un peu partout, j’essayais d’intégrer la variété, le rêve, entre guillemets, dans le concret du studio. Au lieu de fabriquer un décor de pacotille, sous prétexte qu’on était dans les variétés, je mettais celles-ci dans la réalité des Buttes Chaumont, les couloirs, les échafaudages. La démarche était brechtienne. Bertolt Brecht, je l’ai connu à Berlin-Est. J’ai aussi rencontré sa fille, Barbara Schall. Nous sommes restés huit jours avec une troupe basque au Berliner Ensemble. Je chantais et je dansais au second plan - c’était bien, pour ma modestie.
Je ne me suis pas gêné avec les travellings, les vrais. Il y avait une petite grue à Cognacq-Jay, dont j’étais le seul à me servir. Tu dessines avec la caméra comme tu le ferais avec un crayon. Toujours ancré dans le rêve : c’est le seul intérêt des variétés. Il y en a un qui faisait faire des agrandissements photographiques des ponts de Paris. Il faisait chanter Jean Ferrat devant ces clichés. C’était ridicule. Si le chanteur avait jailli de derrière pour faire éclater le truc, là, ç’aurait été bien.
La hantise, à l’époque, c’était que les câbles fassent des nœuds. Et c’est arrivé. À moi, non, mais je suis passé pas loin, dans un studio de la Maison de la Radio. Je serais incapable de dire comment. C’était dans un tout petit studio. Je m’en suis tiré quand même, Dieu merci ! J’avais le chorégraphe René Goliard qui était là, avec trois ou quatre danseuses et j’ai braqué sur eux une autre caméra, tout pour démêler les câbles des autres. C’est ça qui est intéressant dans le métier, c’est quand tout à coup, ça ne marche plus et qu’il faut faire face.
Quand j’étais au pupitre, je n’avais jamais le trac. Je me souviens, en direct, une fois, d’avoir demandé à à un cadreur de dire à un acteur de s’avancer. Je le demande une fois, je le demande deux fois, et je descends de la régie pour le mettre moi-même en place. Et je suis remonté. Derrière moi, se tenait le directeur de la télévision, qui faisait visiter le studio à un ami. Il lui avait dit en voyant la scène, comme me le rapporta par la suite la scripte : "Vous voyez, il est comme moi, il est Gascon".
J’ai été l’assistant de Marcel Carné pour Le Pays d’où je viens (1956). C’était un long métrage avec Gilbert Bécaud. Sa méthode, c’était le classicisme : plan d’ensemble, demi-ensemble, gros plan. Il n’avait pas de style particulier par rapport à d’autres. Il avait une connaissance et une rigueur dans la technique, mais ne sortait pas de ce classicisme. Nogent, Eldorado du dimanche (1920), son premier court métrage c’est joli, c’était bien. Mais ensuite, avec le commerce, ça s’est perdu.
Quand le producteur du film Assassins et voleurs, Clément Duhour, m’a présenté à Sacha Guitry, chez lui, il était dans son fauteuil roulant et m’a dit aimablement : "Vous serez la troisième roue de mon carrosse". Sacha Guitry utilisait deux caméras pour les champs-contrechamps et réduire ainsi le temps de tournage. Le film était interprété par Jean Poiret et Michel Serrault. Il n’est pas mal, mais ils ont mal orthographié mon nom au générique, en ajoutant un "t" à Sangla.
J’ai coréalisé avec Ado Kyrou Parfois le dimanche (1959), un court métrage avec Jean-Louis Trintignant, qui était venu faire un passage. On lui demandait : "Où allez-vous ?". Le film était tourné à Ivry. Et Trintignant répondait : "À Kitzbühel". Au générique, nous avons mis un plan à 360 degrés pris du sommet d’un grand bâtiment, avec vue sur Paris, sur Ivry. C’est une "sanglade", pour reprendre un bon mot attribué à Guy Béart.
Je connaissais les films de Jean Rouch (1917-2004), mais n’ai pas été influencé par lui. Mais, effectivement, j’aimais beaucoup son cinéma. Et nous faisions tous deux des plans-séquences. Pour réaliser un plan-séquence, il suffit d’avoir un bon cadreur qui marche bien. Il y en a un qui était remarquable pour ça, et que Jean-Marie Drot utilisait toujours : Bernard Girod. Alors lui, à ne pas y croire... un papillon dans l’air !
J’avais des contacts avec Henri Lefebvre (2) parce qu’il était natif des Pyrénées-Atlantiques : il était de chez nous. On se voyait assez régulièrement. On a déjeuné ensemble à plusieurs reprises. Il était à la retraite après avoir enseigné à Nanterre. J’ai d’ailleurs commencé le film en voiture, autour du campus de Nanterre. La deuxième partie a été tournée sur la terrasse de l’Institut du monde arabe et la troisième, chez lui.
Il savait que j’étais membre du parti, lui ne l’était plus. Jacques de Bonis, qui l’interrogeait, avait établi un plan. Moi, j’ai choisi les lieux. Le Théâtre de Gennevilliers a produit le film. Je ne sais pas s’ils en ont encore une copie [le titre ne figure pas dans le catalogue Ina des émissions Océaniques qui avait diffusé le document en 1988 mais devrait pouvoir être consulté à la BnF où il est référencé].
Propos recueillis par Nicole Villodre
Le 11 juin 2020, à Paris, à la terrasse du Dédicace.
Merci à Bernard Rémy et à Davyctoire
* Raoul Sangla sur le Maitron.
** Raoul Sangla de Dominique Froissant (2000) est consultable à la BNF.
1. Raoul Sangla chez Les Mutins de Pangée :
Le coffret De l’utopie à la révolte ; Des inventeurs de la RTF ou de de quelques cognacqjaypithèques ; Du joli Mai à l’ORTF.
2. Léo Ferré et Denise Glaser, Dicosrama 3.
3. James Brown à l’Olympia, le 14 juillet 1966, filmé par Raoul Sangla.
4. Cf. Henri Lefebvre, La Somme et le reste, La Nef de Paris, 1959.
Rémi Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, Paris, A.M. Métailié, 1988.
Henri Lefebvre sur le Maitron.