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Kiarostami, Abbas (1940-2016) (e) II
Entretien avec Heike Hurst (2010)
publié le vendredi 22 juin 2018

Rencontre avec Abbas Kiarostami (1940-2016)
à propos de Copie conforme

Jeune Cinéma n° 331-332, été 2010


 


Jeune Cinéma : Est-on bien assis face à l’original ou seulement face à une "copie conforme" de Abbas Kiarostami ?

Abbas Kiarostami : C’est ce que se contente de dire mon film. Une fois que j’ai fait ce film, tout ce que je peux vous dire, c’est que tout dépend de votre regard. Si vous me regardez comme un original, c’est tout bénéfice pour vous, puisque vous êtes persuadée d’avoir face à vous quelque chose qui vaut la peine d’être vu. Si vous me regardez comme une pâle copie, tant pis pour vous, c’est vous qui faites ce choix. Et ça ne change rien ni à ma situation, ni à ma définition. Heureux celui qui arrive à regarder une copie comme si c’était l’original !


 

J.C. : Dans votre œuvre cinématographique, on avait déjà vu une situation qui ressemble beaucoup à l’histoire de Copie conforme… Dans Close up, un homme se fait passer pour le cinéaste Mohsen Makhmalbaf… (1)

A.K. : Je suis tellement heureux, quand, à travers les questions que vous me posez, vous me faites penser à des choses auxquelles moi-même je n’avais pas pensé et qui me confortent. Je me dis après tout, que si vous percevez un lien entre quelque chose que j’ai raconté il y a 20 ans et ce que je raconte aujourd’hui, je dois être l’original et je ne dois pas être une copie.


 

J.C. : Dans votre film Le Rapport, film sur un couple, (2) il y a beaucoup de violence entre un homme et une femme qui ont un enfant, une violence inhérente à la situation, au mariage, au contrat social. Dans Copie conforme, il y a une violence différente : une cruauté vive des propos. Voulez-vous montrer la difficulté d’approcher l’autre ou parler de l’impossibilité de concrétiser un désir ?

A.K. : Impossible de dire en une phrase de quoi je veux parler… Je ne comprends pas encore bien mon film. Je n’ai pas assez de recul. Ce qui ressort des échanges que j’ai pu avoir avec les premiers spectateurs du film ou avec les critiques qui l’ont vu et qui m’interrogent… Il y a incontestablement quelque chose sur la non-communication, sur l’impossibilité de dire et l’impossibilité de se comprendre. Et peut-être, on doit arriver à cette conclusion si l’on renonce aux velléités de comprendre l’autre, on se donne une plus grande chance de vivre avec lui. Arriver à vivre avec l’autre sans chercher à tout prix à le comprendre.


 

J.C. : Dans Le Rapport, il y a une grande violence physique, des coups échangés. Dans Copie conforme, il y a en revanche, une grande cruauté, des violences psychiques.

A.K. : Cette violence est inévitable, mais peut-être, après tout, n’est-elle que de surface. Quand on voit deux êtres qui se hurlent dessus, alors que, quand ils étaient amoureux, il leur suffisait de chuchoter à l’oreille de l’autre, il y a une signification, une dimension esthétique. Il y a un sens qui est : Je crie, non pas parce que suis violent, je crie parce j’annonce, je signale parce que j’alerte, que nos cœurs se sont séparés. Si aujourd’hui je dois hausser le ton pour être entendu de toi, c’est pour te rappeler qu’autrefois je chuchotais à ton oreille pour que tu me comprennes…


 


 

J.C. : Vous avez dit, pour notre génération, l’amour, c’est fichu, alors que dans Copie conforme, un nouveau chemin vers l’autre se dessine à l’horizon, qui n’est pas forcément plus facile.

A.K. : Évidemment, ce n’est pas facile ; si vous, vous percevez de l’optimisme à l’horizon, une éclaircie, j’en suis ravi, je suis très touché qu’on puisse avoir une lecture positive de ce film. Peut-être y a-t-il une autre lecture : si l’on accepte la distance, si l’on accepte l’éloignement, non pas comme un mal, mais comme une nécessité, peut-être sur ce point, une entente serait possible. Peut-être est-il inutile de crier quand l’autre est loin.

J.C. : Une dernière question sur la langue. William Shimell chante en italien et parle aussi le français… Pourquoi ne l’avoir fait parler qu’en anglais ?

A.K. : Parce que c’est un Anglais qui a parfois envie de rappeler qu’il est anglais. Tout comme la Française qui sait parler anglais… Mais parfois elle a envie de rappeler qu’elle est française. Quand on parle de soi, on parle aussi de sa langue, ça peut être un état de fait comme ça peut être un symbole.

Propos recueillis par Heike Hurst et traduits par Massoumeh Lahidji
Cannes, mai 2010

* Cf. aussi le film Copie conforme, in Jeune Cinéma n° 331-332, été 2010

1. Close Up (Nema-ye Nazdik) de Abbas Kiarostami (1990) a été sélectionné par le Festival of 3 Continents à Nantes en 1990. Le film est sorti en salles le 30 octobre 1991 et, en version restaurée, le 20 avril 2016.

2. Le Rapport (Gozāresh) de Abbas Kiarostami (1977) n’est jamais sorti en France.


Copie conforme. Réal, sc, mont : Abbas Kiarostami ; ph : Luca Bigazzi ; mont :
Bahman Kiarostami ; déc : Ludovica Ferrario. Int : Juliette Binoche, William Shimell, Jean-Claude Carrière, Agathe Natanson, Adrian Moore (France-Italie-Iran, 2010, 106 mn).



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