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Serceau, Daniel (livre)
Symptômes du jeune cinéma français (2008)
publié le dimanche 28 décembre 2014

par Pascal Manuel Heu
Jeune Cinéma n°319-320, automne 2008

Daniel Serceau, Symptômes du jeune cinéma français, Cerf-Corlet Publications, 2008


 


"Un film est un objet gentil", a déclaré Luc Besson pour se défendre contre les critiques dont il fait l’objet. Jean-Pierre Jeunet aurait pu reprendre l’expression à son compte face aux attaques virulentes d’un critique des Inrockuptibles, Serge Kaganski, qui voyait dans son Amélie Poulain un film poujadiste, voire lepéniste.
La sentence de Luc Besson aurait également pu être détournée par Daniel Serceau pour fustiger la "gentillesse", pour ne pas dire la mollesse, la fadeur ou la tiédeur, du jeune cinéma français. "Un cinéma de la gentillesse qui ne veut pas croire à la duplicité humaine", tel est l’un des symptômes qu’identifie le professeur à la Sorbonne, rédacteur de la revue Contrebande et ancien critique des défuntes Revue du cinéma et Écran.

"Un cinéma de la gentillesse" : la formule est heureuse et pourrait rester, de même qu’"un cinéma d’auteur sans auteurs", que le "film-tract" ou qu’"un cinéma de longs courts métrages". Symptômes du jeune cinéma français vaut toutefois autant par ses fondements théoriques et ses développements que par quelques formules chocs et des constats on ne peut plus sévères sur la médiocrité du "jeune cinéma français".

Ce livre est un complément indispensable au rapport Ferran ("Le milieu n’est plus un pont, mais une faille"), (1) qui, ne paraissant voir dans les faiblesses du cinéma français que des raisons économiques, occultait la responsabilité de ses acteurs, auteurs mais aussi spectateurs, voire la responsabilité de l’époque elle-même, dont l’éducation est le miroir grossissant.
A contrario, Daniel Serceau replace la "crise" du cinéma français dans une perspective plus large, son premier chapitre, "De la représentation", qui ne fait pas moins de soixante pages, constituant une longue introduction précédant l’examen des films proprement dit.
Ainsi ceux-ci sont-ils examinés à l’aune d’une critique plus générale de la société française et de ses représentations, fondée sur des références extra-cinématographiques, qui déterminent des points de vue que l’on qualifiera volontiers - osons le mot mémoire s’il déplairait probablement à l’auteur - de réactionnaires.

Karl Popper et la télévision "danger pour la démocratie", Alain Finkielkraut et son "surmoi de la culture" en perdition, Alain Bentolila sur "l’insécurité linguistique" produite par l’école, qui favorise l’invective en lieu et place de l’argumentation, Pascal Bruckner et sa "causalité victimaire", propice au ressassement de la culpabilité, Michel Schneider et sa "Big Mother", vecteur de l’effacement du rôle du père et de l’autorité, Tzvetan Todorov et la "littérature en péril", Francis Fukuyama et son "désir fanatique d’une reconnaissance égale", sans oublier le Chaplin-Calvero ("Life is a desire, not a meaning"), etc. : autant d’auteurs convoqués pour fustiger un cinéma en "osmose avec la société française dans sa perte de l’élégance syntaxique et de la richesse lexicale", avec le "procès de dégradation du bien parler", avec le triomphe de la "pulsion-reine", de "l’anti-culture", de "la chute dans l’idéologie", de "l’adolescence prolongée", de l’infantilisme ou de "la subversion consensuelle".

Les bons esprits sauront dès lors repérer telle défense de la police, à propos de La Haine, ou telle stigmatisation de "personnages assistés" ("comme le sont nombre de Français") pour rejeter en bloc un ouvrage qui, à force de vouloir, contrairement à ce qu’il reproche aux films français, se départir du "champ du dicible de l’époque", prend le risque d’être qualifié de rétrograde. Á tort peut-non penser, tant cette optique permet de déceler bien des travers du cinéma français, que l’on n’aurait pu analyser avec autant de pertinence sans y recourir.

On fera une autre réserve sur le travail de Daniel Serceau. S’il prend le soin de délaisser le pire de la production et de critiquer des films qui eurent les faveurs de la critique - La Faute à Voltaire et L’Esquive, Peindre ou faire l’amour et Les Sentiments, La Vie rêvée des anges et Lady Chatterley  -, il encourt, à cause du caractère assez restreint de son corpus (regrettons à cet égard l’absence d’index), le reproche d’avoir sélectionné les films qui s’accordaient à son propos, en en ignorant bien d’autres qui auraient pu le contredire. Si deux films seulement - Candidature et Vert paradis, choisi pour la photo de couverture -, dont un moyen métrage, du même auteur qui plus est, Emmanuel Bourdieu, semblent trouver grâce à ses yeux, n’est-ce pas parce qu’il ignore ceux de Olivier Assayas, Lucas Belvaux, Arnaud Desplechin, Emmanuel Finkiel, entre autres ? En contrepoint de son analyse de Marius et Jeannette, n’aurait-il pas pu rendre compte de La ville est tranquille, qui se prêterait moins facilement à son diagnostic "d’évacuation de la conflictualité" par "un cinéma fuyant le réel" ?

En outre, Daniel Serceau pourrait considérer comme des "films-symptômes" certaines œuvres qu’il juge uniquement révélatrices de symptômes, des films qui dépasseraient les intentions de leurs auteurs, dans lesquels il voit des clichés dont ils n’arriveraient nullement à se déprendre. On pense en particulier à La Haine ou à L’Esquive, bientôt à Entre les murs probablement, que le manque de réflexivité empêche sans doute d’être de grands films, mais pas d’être d’un grand intérêt, pour ce qu’ils disent de la société française, quand bien même ce "discours" ne serait pas exactement celui qu’auraient voulu véhiculer leurs auteurs.

Á la décharge de Daniel Serceau, soulignons que cette limitation du corpus répond à la volonté d’étudier en profondeur les films choisis (une quarantaine) et de soumettre toute analyse à des vérifications sur pièce, ce que trop d’écrivains de cinéma négligeraient, selon des principes qu’il a déjà exposé dans sa remarquable Théorie de l’art au risque des a priori (2).

"Le public a la presse qu’il mérite", avait-on coutume de dire au siècle dernier. Aux yeux de Daniel Serceau, il semble bien que "l’époque a les spectateurs qu’elle mérite, et ceux-ci les films qu’ils méritent eux-mêmes". Le "jeune cinéma français" méritait-il un ouvrage aussi élaboré ? Aucune discussion sérieuse à son propos ne pourra en tout cas faire l’impasse sur ce travail décapant.

Pascal Manuel Heu
Jeune Cinéma n°319-320, automne 2008

1. Un groupe de travail, Le Club des 13, s’est constitué en 2008, autour de Pascale Ferran, dans la foulée de son discours aux César 2007, où elle évoquait les difficultés croissantes de la profession pour réaliser des films dits "du milieu" (entre 4 et 8 millions d’euros). Il a travaillé pendant plus d’un an pour une meilleure redistribution des aides existantes, afin de relancer les films à budget moyen. Il a rendu un Rapport de 190 pages, "Le milieu n’est plus un pont mais une faille", Paris, Stock, 2008.

2. Daniel Serceau, La Théorie de l’art au risque des a priori, Paris, L’Harmattan, coll. Champs visuels, 2004, 304 p.


Daniel Serceau, Symptômes du jeune cinéma français, Condé-sur-Noireau, Cerf-Corlet Publications, collection Septième Art, 2008, 300 p.



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