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Capitaine Achab (2007)
de Philippe Ramos
publié le mardi 2 août 2016

Sélection officielle au festival de Lorcarno 2007
Prix de la mise en scène

Sortie le mercredi 13 février 2008

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Dans un cinéma français récent où l’on n’échappe à la calamité Astérix que pour slalomer entre Enfin veuve ou Ça se soigne ?, (1) le film de Philippe Ramos apparaît comme une étonnante bouffée de fraîcheur, le produit assurément le plus remarquable du millésime 2007. Ainsi, il est encore possible de mener à bien un projet aussi peu formaté et qui ne ressemble à rien de connu, un film artisanal avec finitions à la main, construit comme un chef-d’œuvre de compagnon du tour de France, dans lequel chaque élément paraît mis à sa juste place. (2)


 

Nulle improvisation apparente à la Kechiche, aucun de ces plans-séquence dans lesquels on pourrait tailler quelques dizaines de mètres sans que quiconque s’en aperçoive, pas de laisser-aller : Capitaine Achab est un film parfaitement tenu, sans graisse, dont aucune de ses 105 minutes n’est pourtant sans saveur. Et dans la mesure où son réalisateur en est en même temps le scénariste, le décorateur et le monteur, on peut lui accorder la pleine responsabilité de cette réussite. Ce que nous ne connaissions de l’auteur - un moyen métrage, L’Arche de Noé (1999) et un premier long, Adieu pays (2002) - ne laissait pourtant en rien pressentir la surprise. En tout cas, l’ombre de Herman Melville ne plane pas sur les souvenirs que nous en gardons. Et pourtant, elle devait y être en filigrane - comment expliquer sinon son obstination à réanimer le capitaine Achab, déjà objet d’un court métrage en 2003 ?


 

Philippe Ramos n’est certes pas le premier cinéaste à s’inspirer de Herman Melville, et si l’on excepte Leos Carax et son très oubliable Pola X (adaptation en 1999 de Pierre ou les ambiguïtés), le romancier a donné l’occasion à plusieurs réalisateurs de signer des films mémorables. Le Moby Dick de John Huston (1956), évidemment, mais aussi Billy Budd (1962) de Peter Ustinov, Benito Cereno (1968) du méconnu Serge Roullet et le Bartleby (1977) de Maurice Ronet. (3) Mais aucun d’entre eux ne sortait du cadre imposé par le modèle, aventures maritimes spectaculaires ou portrait psychologique intrigant. Philippe Ramos ne prend le héros de Melville que comme prétexte à dérive, comme le délirant capitaine Achab du Bob Dylan’s 115th Dream.) (4) "Librement inspiré de Moby Dick", précise le générique.
En réalité, seules les ultimes minutes du film (le chapitre 5), où l’on voit apparaître le Pequod et son second Starbuck (et un Queequeg silencieux) - et, quelques secondes tout de même, la baleine blanche - réfèrent directement au roman.


 


 

Tout le reste, découpé en quatre chapitres, n’est que reconstruction imaginaire du trajet qui a mené Achab de sa naissance à sa mort, du sexe maternel en gros plan, qui ne peut pas ne pas évoquer L’Origine du monde, à son engloutissement final, accroché par son harpon à son obsession funeste : l’itinéraire va d’un liquide matriciel à l’autre, via un long voyage métaphysico-aquatique, dans le chapitre central, dans lequel le jeune Achab, laissé pour mort dans une barque, renaît en arrivant sur le rivage atlantique.


 

"Je suis Achab" hurlera-t-il plus tard, face au large, affirmation à rapprocher du "Je te salue, vieil océan !" de Isidore Ducasse. Le parrainage de Maldoror est fondé : Achab, durant toutes ses enfances, est en révolte. Contre son père, dont il cause la mort en l’envoyant combattre son rival amoureux, contre son beau-père, qu’il défie malgré les coups de fouet, contre son père d’adoption, le prêtre qui l’a sauvé et dont il rejette l’enseignement religieux, contre, devenu adulte, le monstre marin qui l’a mutilé et qu’il ne cessera de poursuivre jusqu’à sa fin : "Je frapperai les cieux s’ils voulaient m’arrêter" - et là, Philipe Ramos retrouve les accents de l’Achab de John Huston face à la créature mythique.


 


 


 

Au-delà de Herman Melville, c’est toute une culture de l’Amérique des pionniers que le film mobilise, costumes, décors et paysages compris : le peintre ambulant du premier chapitre est vêtu comme Stevenson dans son Voyage avec un âne dans les Cévennes (tente de camping incluse), les deux rôdeurs du fleuve qui "tuent" Achab enfant viennent de chez Mark Twain, Les Aventures d’Huckleberry Finn, les paroissiens du chapitre 3 sortent de Washington Irving. (5)


 


 

Inspiration libre, qui conduit à une recréation non étouffante : quelques signes, des outils d’ébéniste, un mur d’église nu, des fermetures à l’iris ovales en forme de portraits d’ancêtres, des vêtements qui donnent l’impression que les acteurs s’y sont glissés naturellement, suffisent pour représenter sans sécheresse. Et le découpage en parties autonomes s’accompagne à chaque épisode d’un changement de manière, chacune adaptée au propos d’un narrateur différent (le père, la tante, le prêtre, la maîtresse, le second. Le film est constitué de ces cinq regards sur Achab : longs plans moyens du chapitre 1, ambiances closes du 4, horizons maritimes du 5, sans que jamais le film ne tourne à l’exercice de style ou perde sa respiration profonde.


 

Philippe Ramos a puisé dans un fonds d’acteurs solides, pas forcément habitués aux premiers rôles, à part Jean-François Stévenin, Dominique Blanc, Denis Lavant-Achab, qui, pour une fois, joue justement la démesure : Jacques Bonnaffé, Bernard Blancan, Carlo Brandt, Philippe Katerine, tous excellents, font un tour et puis s’en vont, le temps d’un chapitre. Et Hande Kodja, image primitive de l’amour qui hantera Achab jusqu’à ce qu’il la remplace par sa haine pour Moby Dick, troussant sa jupe en déclarant à son amant : "Je vais te montrer le Saint-Esprit" (et celui-ci tombe à genoux en murmurant "Nom de Dieu !") renvoie au même geste de la mendiante de Luis Buñuel "photographiant" la Cène sacrilège dans Viridiana. Il y a là une correspondance qui, quand bien même elle serait involontaire, nous ravit. En attendant la suite, nous pouvons ranger Capitaine Achab sur notre rayon des films pairs, pas si nombreux.

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

* Cet article est paru dans La Quinzaine littéraire n°964, 1er mars 2008.

1. Enfin veuve de Isabelle Mergault (2008) ; Ça se soigne ? de Laurent Chouchan (2008).

2. Dans la production hexagonale de ces derniers mois, notons L’Homme qui marche, premier film de Aurélia Georges, qui présente les mêmes qualités, sous une forme un peu plus sévère (Sélection ACID au Festival de Cannes 2007).

3. Sans oublier The Sea Beast (Jim le harponneur), adaptation inavouée de Moby Dick, réalisée par Millard Webb pour Warner Bros en 1926, dont Philippe Ramos utilise opportunément quelques plans dans la dernière partie de son film (emprunt non signalé au générique).

4. La chanson Bob Dylan’s 115th Dream figure sur son cinquième album, Bringing It All Back Home (1965).

5. Robert Louis Stevenson, Travels with a Donkey in the Cévennes, Londres, Kegan Paul, 1879. Voyage avec un âne dans les Cévennes, traduction de Fanny William Laparra, Paris, Stock, 1925.

Mark Twain, The Adventures of Huckleberry Finn, Londres, Chatto et Windus, 1884. Les Aventures de Huckleberry Finn, traduction de William Little Hughes, Paris, Hennuyer, 1886.

Washington Irving, The Sketch Book of Geoffrey Crayon, Gent., recueil de nouvelles, 1819. Le Livre d’esquisses, traduction de Théodore Lefebvre, Paris, Poulet-Malassis, 1862. Les plus connues sont La Légende de Sleepy Hollow et Rip Van Winkle.


Capitaine Achab. Réal, sc, mont : Philippe Ramos, d’après Moby Dick de Herman Melville ; ph : Laurent Desmet ; mont : P.R. & Sophie Deseuzes ; mu : Olivier Bombarda ; cost : Catherine Rigault. Int : Denis Lavant, Virgil Leclair, Dominique Blanc, Bernard Blancan, Hande Kodja, Jean-François Stévenin, Mona Heftre, Philippe Katerine, Jacques Bonnaffé, Carlo Brandt, Jean-Paul Bonnaire, Jean-Christophe Bouvet, Lou Castel, Guillaume Verdier, Grégory Gadebois (France-Suède, 2007, 105 mn).



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