par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°1, septembre-octobre 1964
Cette présentation ne voudrait pas faire figure d’une profession de foi, qui serait jugée prétentieuse de la dernière venue des revues de cinéma, la plus menue pour le volume, la plus simplette, penseront certains, pour le vocabulaire.
Mais peut-être, un pari !
Un pari vous engage : si vous ne croyiez pas, vous ne paririez pas.
Mais il n’engage pas l’autre : par définition, il n’y croit pas, puisqu’il parie autrement.
Et dans un pari, il y a toujours cette part d’ironie, ce risque d’erreur consenti, qui doit en faire le contraire d’un sermon.
Parier donc qu’il est possible - utile - de parler un langage simple, trop simple aux yeux de certains ; d’en finir avec un jargon qui est devenu, à la critique cinématographique, comme une seconde nature ; d’employer des mots difficiles quelquefois, oui, mais seulement quand il le faut, pour des pensées difficiles.
Et pour le reste, s’efforcer de parler la langue de tout le monde ; la parler, si possible avec élégance ou force. Sans fausse modestie d’ailleurs puisque Stendhal prenait comme modèle le Code civil.
Parier sur la mort d’une spécialisation trop étroite de la critique. Il était utile au temps de Georges Duhamel, d’assurer la "défense et illustration de la langue cinématographique". Mais ce stade est si bien dépassé que Georges Duhamel lui-même est prêt à faire maintenant l’éloge du cinéma.
L’étude du film en soi et pour soi devient alors une spécialité comme les autres, facilement bornée et sclérosée comme les autres. Comme la paléontologie ou l’ichtyologie, ou plutôt, puisque le cinéma est "un langage et une écriture", aux dires des spécialistes, comme la philologie latine, grecque ou hébraïque.
Si le cinéma est une écriture, sa gloire n’est pas de parler pour ne rien dire, mais de tout dire. S’il est l’écriture de notre modernité, sa gloire est de briser les barrières héritées, consacrées par l’éducation universitaire (celles dont parle par ailleurs Gianfranco De Bosio) et de réunifier la culture… (1)
Dès lors la gloire d’une revue de cinéma sera peut-être un jour de prendre sa place comme revue de culture générale, comme ont su la prendre des revues littéraires (qu’on ne peut pas confondre avec des revues de philologie).
En attendant, quand le film parle de Freud, ou de la Résistance, pourquoi faudrait-il qu’une revue de cinéma ait honte de parler à sa suite ?
Parier qu’il y a place, dans la critique cinématographique pour une modernité, qui ne se confonde pas avec la mode.
La mode liée au caprice et le caprice lié à la mode font le charme de la femme élégante et de l’élégant critique. Mais la femme élégante, qui jette son "vieux" chapeau à la poubelle, ne fait de mal à personne et fait même marcher les affaires. Le critique élégant ne fait rien marcher du tout quand, en 1964, il écrase de son mépris "supérieur" Huston qu’il couvrait de fleurs en 1954, ou colle l’étiquette "démodée" (par exemple "néo-réalisme démodé") à l’œuvre d’un jeune auteur, qui n’a pas la chance de pouvoir à la fois être sincère et à la mode.
Il ne fait pas avancer le cinéma, il le stoppe.
Parier aussi sur un avenir de la critique française, qui la placerait ou la replacerait, au service d’une politique du film, diversifiée dans la liberté des préférences, mais cohérente dans le respect général de la qualité.
Une critique plus modeste par la conscience de ses devoirs envers le cinéma (le critique au service du film, pas le film à la merci du critique), plus orgueilleuse de ses pouvoirs sur le public, et donc, à plus longue échéance, sur la production – plus responsable.
Commenter largement des grands succès commerciaux est certes nécessaire, car le public a souvent raison.
Si le n°1 de Jeune Cinéma le fait peu, c’est seulement parce que la période d’août et septembre, en laquelle il a été établi, n’est pas riche en sensations.
Mais il faut aussi vouloir remonter le courant.
À défaut de grandes "sorties" publiques, le début d’été nous a apporté, en grand nombre, des films de qualité et de risque - précisément parce que la situation actuelle de l’industrie cinématographique ne lui permet guère de prendre, en dehors de la morte saison, les risques qu’appellent le Freud de Huston, Le Terroriste de De Bosio, ou le Samson de Wajda.
Notre rôle peut être de l’aider à risquer, notre pari de réduire ses risques.
Pour la même raison, certains films de même niveau n’arrivent au public français que par la porte étroite des ciné-clubs et la critique n’en parle guère.
Pourtant la sortie, au début de cette saison, des Charmeurs innocents de Wajda, de L’Accusé de Kadar (primé à Karlovy Vary), la réapparition, en France, de African Queen de Huston, peuvent paraître aussi importantes que bon nombre de sorties commerciales.
Et cela bien que ces films, pris en charge par la Fédération Jean-Vigo, aient leur carrière pour l’instant limitée aux ciné-clubs.
Si certaines œuvres n’ont pas la chance de la grande exploitation commerciale, il nous paraît d’autant plus important d’en parler pour renverser la chance.
Agir ainsi, c’est sans doute, dans le choix nécessaire entre "être" et "faire", accepter certaines servitudes de l’efficacité, sacrifier au bonheur de peser - tant soit peu - sur les réalités, les joies d’une délectation éclectique.
Le problème se pose au-delà de la critique, et, par exemple, au "mouvement ciné-club".
C’est là précisément ce qui nous donne le courage de parier : si l’enjeu est plus grand, la mise aussi est plus forte, et d’autres partenaires viendront.
Car cette revue veut être et demeurer celle d’une Fédération de ciné-clubs.
Des ciné-clubs sans revue, c’est une action limitée à un horizon étroit.
Entre le moyen d’expression le plus moderne - le film -, et le moyen d’expression le plus antique - la transmission orale -, un chaînon manque alors.
Comment défendre des idées ou des méthodes auxquelles on croit, si seul le public d’une salle en a connaissance ?
Comment faire connaître des films mis en circulation si on n’a pas les moyens de faire savoir d’abord leur existence ?
Mais d’autre part, une revue seule, avec des lecteurs de passage, cela signifie l’action continue impossible.
Revue et ciné-clubs associés peuvent posséder la force de frappe nécessaire à la bataille pour le film.
Or le ciné-club, c’est le dialogue sur le cinéma - un dialogue qui affleure souvent dans les pages de cette revue. À cette confrontation de spectateurs actifs, entre eux et avec l’œuvre, le caprice et la mode peuvent difficilement résister.
Mais surtout les ciné-clubs héritent d’une tradition d’action pour le film - celle de Moussinac, celle de Jean Vigo, même trop oubliée aujourd’hui.
Elle est prête à renaître. Elle renaîtra.
Si la Fédération des ciné-clubs de jeunes, qui se place désormais sous le patronage de Jean Vigo, en fait le pari, c’est sans doute parce qu’elle croit sentir derrière elle, une jeunesse plus consciente du cinéma, et plus consciente tout court que ne l’a été la génération précédente.
Jean Delmas
Jeune Cinéma, n°1, septembre-octobre 1964
1. Gianfranco De Bosio (né en 1924). La critique de son premier film, Le Terroriste (Il terrorista), sorti en 1963, figure au sommaire du n°1 de Jeune Cinéma.