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Jernanger (2009)
de Pal Jackman
publié le mercredi 31 décembre 2014

Coup de nostalgie à la Stadthaus

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°329-330, printemps 2010

Sélection du festival de Mannheim-Heidelberg 2009

Dans nos rêves d’enfance, il y a toujours eu des marins, des bateaux et des ports, et un irrépressible désir d’aventures. Les garçons comme les filles, nourris des mêmes légendes, ont tous rêvé de la mer. Les garçons ont pu devenir marins, ou pas. Les filles ont vite appris qu’elle resteraient à terre, et seraient réduites à rêver plutôt du marin que de la mer.

Ensuite, le vaste monde a rétréci, très vite, à peu près le temps d’une vie.

L’aventure, on l’organise désormais, pour pas cher et pour pas longtemps. Les grands vaisseaux sont échoués quelque part dans des chantiers du Tiers-Monde, les trois-mâts se négocient très cher dans le port d’Antibes, le Vendée-Globe est une épreuve sportive bien suivie par les équipes de télé.

En 2009, est advenu un coup de nostalgie, avec un film, venu de Norvège mais surtout d’autrefois, surgi tout armé de la Bibliothèque verte, avec London, Conrad ou Stevenson comme parrains : Jernanger, de Pal Jackman.

Le vieux marin, Eivin, est de la vieille école. Il ressemble à son bateau rouillé, immobilisé dans le port de Stavanger avec sa coque crevée, devenu un pub flottant pour deux ou trois copains. Lui, c’est son cœur qui flanche, il le soigne à coups de vodka et de carabine tirés vers le soleil.

Autrefois, il y a 30 ans, il fut incapable de choisir entre la mer et l’amour de sa vie, une fille aux cheveux de sirène, comme ils en ont là-haut dans le Nord.
En lui, le temps a fait son travail, "ça" s’est calcifié, la soif d’aventure et l’amour.
Les deux l’habitent, désormais, en un temps suspendu et un horizon vide.
Un jour, il découvre un jeune homme endormi dans son canot de sauvetage. Chris ne se sentait pas "prêt à être un père", et il s’est fait virer par sa blonde.
Ces deux-là commencent par s’engueuler, mais sont faits pour s’entendre, mêmes airs de guitare, mêmes cuites, même vocabulaire, mêmes embarquements.

Ce même jour, il apprend que sa sirène, devenue veuve et inquiète pour lui, va venir le voir. Elle qui n’a pas su jouer avec l’absence, elle saurait jouer avec le temps qui a passé ?

Ce jour étrange est métaphorique de la contradiction devant laquelle il s’était dérobé, c’est l’histoire qui repasse les plats : la femme et la mer se retrouvent en lui, à nouveau, ensemble et vivantes. Les sous-titres anglais confirment : un bateau, c’est "she".

Panique à bord, retour du refoulé.
Mais cette fois, avec l’amitié du jeune homme et des anciens compagnons, grand nettoyage et réfection technique. Il s’agirait de ne pas rater cette chance inouïe de conciliation.
Cette fois, le vieux bateau pourrait peut-être accueillir, dans le même lieu et le même temps, à la fois l’immobile et le mouvement, l’amour terrestre et la tempête océanique, bref, en une sorte de point sublime, la femme, l’homme et leurs univers.

Mais, à l’arrêt, au point mort, que devient le marin ?

Dans l’extrême lumière du Grand Nord, sur ce vieux raffiot, Pal Jackman immobilise les mythologies du voyage, et, grâce à cet arrêt sur image, questionne les vieilles légendes et leur poésie de l’impasse.

La confrontation générationnelle entre l’histoire du vieil homme et celle du jeune homme propose une hypothèse de perspective, une synthèse de temps nouveaux, où les enfants seraient aussi aux hommes.
Car le vieil homme transmet ceci : parce qu’elle est si courte, il faut toujours choisir la vie, et il ne faut jamais confondre rêver et aimer.

À sa façon, Jernanger est un film "politique", tant il est vrai que les contes et légendes témoignent d’un état politique du monde.
C’est bien et c’est juste.

Mais la mélancolie du film vient aussi de ce que le bien et le juste ne sont pas forcément joyeux.
Dans le cœur de l’homme, quelque chose est déchiré, déchirant : que le temps du rêve occidental soit fini, tout imparfait qu’il ait été.

Quand la Terre sera devenue trop petite pour qu’on s’y perde, quand les marins resteront à terre et s’occuperont des berceaux, nous regretterons le temps des chants tristes et des rêves inaboutis, celui des aventures, des solitudes et des amours perdues.

Nous autres, de la Bibliothèque verte, nous partons avec le vieux marin, vers le couchant. Le jeune homme, lui, il aura tout à réinventer.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°329-330, printemps 2010

Jernanger. Réal : Pal Jackman ; sc : Eigil Kvie Jansen, Pal Jackman. Int : Bjorn Sunquist, Pal Sverre Valheim Hagen, Mary Sarre, Magne Hoyland, Marko Iversen Kanic, Rikke Westerlund Lie (Norvège, 2009, 93 mn).

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