par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°410-411, septembre 2021
Prix du jury au Hong Kong International Film Festival 2020.
Sortie le mercredi 22 septembre 2021
En Occident, les hommes (et les femmes) de bonne volonté du 21e siècle poursuivaient leur chemin plus ou moins tranquillement, avec leurs soucis quotidiens personnels et leurs perspectives collectives de progrès, chacun avec sa batterie de références théoriques et historiques bien connues. Les préoccupations écologiques étaient anciennes, mais, arrivant par vagues douces, elles étaient intégrées et rangées à leur place secondaire dans les esprits, minoritaires au niveau politique.
Et puis, après le rappport de synthèse sur le climat du GIEC 2014, passé sous silence (1), au printemps 2015, parut, sans tambour ni trompette, un petit livre avec un long titre explicite : Comment tout peut s’effondrer. Manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. (2) Il avait un ton léger, il se lisait comme un polar, et, très argumenté, il expliquait la fragilité et donc la possibilité de l’effondrement du système mondialisé, autant dire la fin du monde. Pour les premiers lecteurs, c’était comme un coup de tonnerre dans un ciel serein - forcément une illusion, le ciel ignore les souterrains -, c’était le Pale Horse de l’Apocalypse - évidemment une mythologie.
Ils étaient déstabilisés, ces lecteurs, mais ils n’étaient pas innocents, et si tous étaient amateurs de science-fiction et de dystopies, ils avaient aussi lu Guy Debord et Raoul Vaneigem. Ils étaient sensibles au clin d’œil du titre, autant qu’au néologisme. Ils avaient lu Bertolt Brecht aussi, et Carl Jung, ils reconnaissaient en eux un changement brutal de vision du monde - Weltanschauung, ils disaient. Ils le considérèrent comme une prise de conscience qu’ils s’agissait de travailler, en recherchant les racines d’une telle "révélation".
Pendant ce temps, autour des hommes de bonne volonté, les ricanements, les dénis, les malentendus et les résistances s’organisaient, cette "collapsologie", étaient l’accroche rêvée aux polémiques, parfois aussi violentes que celles sur l’Affaire Dreyfus. Toujours en 2015, à la fin de l’année, sortit un film, Demain de Cyril Dion & Mélanie Laurent (2015). Le film était plus soft et proposait des solutions, il reçu un bon accueil. (3) La pensée écologique était de nouveau en mouvement. (4)
Six années plus tard, après un été violemment déréglé, et un changement climatique incriminé y compris sur toutes les chaînes de télé, c’est dans ce contexte de débats d’idées encore confus et de réalités aveuglantes que sort le documentaire Une fois que tu sais. C’est le premier long métrage de Emmanuel Cappellin, formé aux sciences de l’environnement à Montréal et à Berkeley, grand voyageur, militant écologiste, chef op pour Arte, collaborateur régulier de Yann Arthus-Bertrand. Quand il le réalise en 2020, il sait bien qu’il n’inaugure rien, et il sait aussi les obstructions et les intérêts qu’elles masquent. Pour être compréhensible, il lui faut être pédagogique. Pour parler de cette question de l’avenir soutenable de la planète, il choisit la forme du road movie subjectif qui permet le mieux un parcours irrégulier. Ce qu’il sait faire le mieux, ce sont les entretiens. La narration des rencontres de ses quatre experts, il la loge dans une sorte de confession d’un enfant du siècle - "Je suis un enfant de la fin du millénaire" -, un monologue mélancolique et erratique, le récit d’une quête, à partir du choc jadis éprouvé.
Quand on connaît le sujet, au début du film, on peut s’ennuyer, rien qu’on ne sache déjà, les états d’âme sont candides, les errances sont désordonnées. Et puis, les choses s’accélèrent tant que le film est déjà un peu dépassé, Trump est encore là, la pandémie n’est pas évoquée, même si le mot "santé" saute à l’oreille au détour d’un colloque.
Emmanuel Cappellin a pourtant, d’abord, ce mérite essentiel de (re)partir du Rapport Meadows (5) un rappel de ce que "l’on sait" depuis 50 ans. Cet ouvrage fondateur avait des précurseurs, mais il est resté longtemps invisible au fond des bibliothèques, alors même qu’à sa suite, les livres se sont multipliés, et les films aussi, fictions et documentaires (6), dont certains ont connu un grand succès.
Son état des lieux est imparable, des tas de conférences internationales (avec chouettes cocktails) au plus haut niveau, le courage inimaginable des petites gens, le désespoir des chercheurs lanceurs d’alerte ignorés, pendant que les climatosceptiques continuent à vociférer jusqu’aux degrés les plus élevés des pouvoirs. Pas un seul pays ne s’est aligné sur les Accords de Paris de 2015 (7). Pire : derrière toutes les fumées en guise de rideau de scène, l’alerte devient "spectacle", inespéré, plus grandiose que jamais.
Et surtout, le choix de ses interlocuteurs est pertinent : Pablo Servigne et Jean-Marc Jancovici en France, Richard Heinberg et Suzanne Moser aux USA, Saleemul Huq au Bangladesh. Tous sont d’accord, l’effondrement n’est pas à venir, il a déjà commencé, ailleurs.
D’autres dangers se profilent : le capitalisme vert, juste une mutation technologique de plus. Les mots, "résilience" et "empathie" par exemple, ont été récupérés par des malfaiteurs, le mot sagesse n’est pas à la mode. Il y a longtemps que gouverner n’est plus prévoir.
Pourtant, Une fois que tu sais n’est pas un documentaire de lamentation, car il ne serait pas trop tard.
Ses interlocuteurs proposent des pistes, concrètes et théoriques, la capacité d’adaptation pour Saleemul Huq, ou l’entraide (l’autre loi de la jungle) pour Pablo Servigne et ses amis.
Au fur et à mesure que ce "film-révision" avance, de stupeur en révolte, de repli en manifs, d’exotismes en groupes de parole, on discerne de mieux en mieux ce qui n’était encore qu’embryonnaire ces dernières années dans la nébuleuse de la "collapsosophie", la nécessité de ne pas compter sur les mouvements sociaux entraînants et les mirage de l’avenir radieux, mais d’apprendre à penser par soi-même.
La dernière rencontre du film, avec Suzanne Moser de Stanford, est explicite et justifie le choix de la narration subjective initiale. Quoiqu’il arrive, il va falloir survivre, et on ne trouvera jamais le chemin sans sortir des sentiers battus. Il ne s’agit pas seulement de trier ses déchets mais d’accomplir un voyage intérieur spirituel. Dans ce dernier entretien, elle raconte le cheminement de la prise de conscience, un instant crucial, le passé meurt puis arrive un noman’s land, qui ressemble à une transition aveugle, un seuil.
Quelque chose qu’elle ne nomme pas, mais qui ressemble furieusement au "bardo" tibétain avant la réincarnation, ou au poème symphonique de Richard Strauss (8). On recherche ce qui est encore vrai dans l’époque, et ce qu’on doit garder. "C’est la transition la plus difficile et la plus dangereuse pour notre espèce que l’humanité a à traverser", dit-elle.
Le très respecté Edgar Morin n’en est pas loin, toutes les civilisations sont mortelles, l’histoire est faite d’émergences et d’effondrements, il faut apprendre "l’esprit de complexité". Mais, prudent, pour conjurer à l’avance l’inévitable relégation de la pensée de l’Américaine dans les courants New Age, Emmanuel Cappellin termine son film en le lestant avec des images plus traditionnelles, celles des manifestation Extinction Rebellion au Musée de l’homme en 2019 et devant la Bourse.
Une conclusion fragile, éphémère, une évasion, qui n’éclaircit en rien l’horizon 2030, mais si sympathique : "Nous appelons à la désobéisance civile à grande échelle".
Le film est pédagogique, oui, sans doute, mais pétri de cette philia platonicienne qui permet l’apprentissage.
"On a deux vies, et la seconde commence quand on se rend compte qu’on en a qu’une", disait Confucius.
Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°410, automne 2021
1. GIEC, 2014 : Changements climatiques 2014 : Rapport de synthèse. Contribution des Groupes de travail I, II et III au cinquième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [Sous la direction de l’équipe de rédaction principale, R.K. Pachauri et L.A. Meyer].
GIEC, Genève, Suisse, 161 p.
2. Pablo Servigne & Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, postface de Yves Cochet, Paris, Seuil, 2015.
3. Demain de Cyril Dion & Mélanie Laurent (2015) avait des précédents : La Terre vue du ciel de Renaud Delourme d’après Yann Arthus-Bertrand (2004) ; Une vérité qui dérange (An Inconvenient Truth) de Davis Guggenheim (2006) ; Le Syndrome du Titanic de Nicolas Hulot & Jean-Albert Lièvre (2008).
Et des suites : La Onzième Heure, le dernier virage (The 11th Hour) de Nadia Conners & Leila Conners Petersen (2007) ; Une suite qui dérange : Le temps de l’action (An Inconvenient Sequel : Truth to Power) de Bonni Cohen & Jon Shenk (2017) ; Après demain de Cyril Dion & Laure Noualhat (2018).
4. En 1973, la parution de la revue Le Sauvage, dans le giron du Nouvel Observateur, avait fait date, un événement dynamique, mais de courte durée. Depuis quelques années, il est présent sur Internet avec ses archives
5. Le Rapport Meadows commandé par le MIT et le Club de Rome, date de 1972.
6. Cf. sur le site de Jeune Cinéma, la bibliographie, et la filmographie.
7. La Chine est revenue sur sa politique de contrôle des naissances au mois de mai 2021, et dans les débats, la question démographique demeure tabou. Les incuries des gouvernements (les incendies de l’été 2021 par exemple) sont désormais toujours attribuées au "réchauffement" climatique, qui a bon dos.
8. Le Bardo Thödol, texte du bouddhisme tibétain, décrit les états de conscience et les perceptions se succédant de la mort à la réincarnation. Le Livre des morts tibétain, en français, est paru à la Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve en 1933.
Tod und Verklärung (Mort et transfiguration) de Richard Strauss (1864-1949) est une œuvre de jeunesse, écrite en 1889.
Une fois que tu sais. Réal, ph : Emmanuel Cappellin ; mont : Anne-Marie Sangla ; mu : Maxime Steiner ; son : Virgile Van Ginneken (France, 2020, 104 mn). Documentaire sélectionné dans une trentaine de festivals internationaux.