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Étang du démon (l’) (1979)
de Masahiro Shinoda
publié le mercredi 22 septembre 2021

par Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°410-411, septembre 2021

Sélection officielle Cannes classique au Festival de Cannes 2021

Sortie le mercredi 22 septembre 2021


 


Les premières images de L’Étang du démon de Masahiro Shinoda sont celles d’un voyageur dans un train. L’action est située en 1913 et Yamasawa (Tsutomu Yamazaki), un professeur de botanique, est parti faire de la recherche dans la région montagneuse d’Echizen.


 


 

Dès les plans suivants, l’ambiance de l’ordinaire est ébranlée. Les plans généraux de Yamasawa sur un pont suspendu ou dans un paysage desséché, dans lesquels l’être humain n’est qu’une figure minuscule par rapport à l’immensité de la Nature, font naître l’insolite. L’arrivée du protagoniste dans un village en apparence abandonné crée une menace supplémentaire, soutenue par l’absence de dialogues dans cette première partie et par la musique frôlant la cacophonie - parfois grave, parfois stridente.


 


 

Yamasawa, en s’enfonçant dans la forêt, rencontre une femme au bord d’un ruisseau. L’atmosphère devient plus mystérieuse, l’endroit étant visiblement filmé dans un décor artificiel. Les jeux d’ombre et de lumière et la couleur rougeâtre du coucher de soleil évoquent un monde hors du réel qui débouche dans le fantastique.


 


 

Mais tout d’abord, Masahiro Shinoda explore le mystère, entourant de secret l’inconnue, Yuri (Tsumasaburo Bando). Yuri ne vit pas seule près du beffroi d’un temple détruit mais avec son mari, Akira Hagiwara (Go Kato), le meilleur ami de Yamasawa, qui a quitté Tokyo il y a quelques années sans avoir donné signe de vie depuis. Le scientifique Akira est devenu le gardien de la cloche qui, selon une légende locale, doit être sonnée trois fois par jour afin d’apaiser le dragon vivant dans l’étang voisin.


 


 

Les retrouvailles chaleureuses des deux amis sont perturbées par l’angoisse de Yuri, qui craint qu’Akira oublie sa mission. Le quotidien est brisé par l’apparition soudaine de deux créatures aquatiques, dont un homme-crabe avec des pinces à la place des mains. L’étrangeté trouve son apogée dans les scènes du monde souterrain de l’étang, peuplé de créatures mi-humaines, mi-animales, et où vit la belle princesse Shirayuki (Tsumasaburo Bando), incarnation du dieu Dragon.


 


 

Shirayuki est retenue dans ce lieu étrange par la promesse faite aux villageois de ne pas le quitter, car son départ provoquerait un déluge dévastateur. Le son de la cloche lui rappelle sa promesse. Mais elle se révolte, rêvant de rejoindre le maître d’un autre étang dans une région lointaine, le sort des êtres humains lui important peu. Pourtant, elle va être touchée par l’amour de Yuri et d’Akira qui partageraient le sort des habitants du village si elle s’évadait. La longue scène de la lutte intérieure de la princesse rappelle le conflit entre giri (loyauté, obligation) et ninjo (sentiment personnel) connu de nombreux films japonais autour de la figure du samouraï. Ici, il est exprimé par un être surnaturel et filmé dans un cadre ancré dans la tradition des contes fantastiques japonais.


 

Fondé sur une pièce du kabuki moderne - écrit au début du 20e siècle par Kyoka Izumi -, le film de Masahiro Shinoda se sert de ses conventions par le fait que les rôles de Yuri et de la princesse Shirayuki sont tenus par le même acteur Tsumasaburo Bando, (1) un des onnagata (acteurs spécialisés dans le rôle de femmes) les plus célèbres des dernières décennies.
L’allure hiératique et la diction de Shirayuki contrastent avec l’interprétation de Yuri, plus retenue voire plus naturaliste, tout en évoquant par ses mouvements mesurés le style théâtral. C’est ainsi que le cinéaste et sa vedette marient le cinéma et le théâtre. Masahiro Shinoda y introduit même la critique sociale - la corruption incarnée par le député venu de Tokyo qui manipule les villageois -, et menace l’amour par l’avidité et la peur.


 


 

Dans ce récit complexe et d’une grande beauté, c’est le double jeu de Tsumasaburo Bando qui exprime admirablement les antagonismes qui sont au cœur du film, plus encore que les discordances cohabitant encore dans les esprits des deux intellectuels, Yamasawa et Akira : tradition contre rationalisme, fantastique contre réalisme, superstition contre science et modernité importée par l’Occident.

Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°410-411, septembre 2021

1. Ne pas confondre Bandō Tamasaburō V, né en 1950, l’un des plus grands acteurs japonais contemporains de théâtre kabuki, dont L’Étang du démon est le premier film, réalisateur par ailleurs de trois longs métrages entre 1992 et 1995, avec l’acteur Tsumasaburō Bandō (1901-1953), 161 films à son actif entre 1923 et 1952, notamment avec les réalisateurs Daisuke Itō et Hiroshi Inagaki.


L’Étang du démon (Yashagaike). Réal : Masahiro Shinoda ; sc : Haruhiko Mimura, Tsutomi Tamura ; ph : Masao Kosugi ; mont : Zen Ikada, Sachiko Yamachi ; mu Isao Tomita. Int : Tamasaburo Bando, Go Kato, Tsutomi Yamazaki (Japon, 1979, 204 mn).



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