par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°17, septembre-octobre 1966
Sélection officielle de la Mostra de Venise 1966. Lion d’or.
Sorties le jeudi 21 octobre 1971 et les mercredis 19 mai 2004 et 13 octobre 2021
Suivi de "La bataille pour La Bataille d’Alger."
par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°48, juin-juillet 1970
L’attribution du Lion d’or à La Bataille d’Alger a provoqué la colère de la délégation française et les déclarations tonitruantes et orchestrées d’une certaine presse française ont fait de film de Gillo Pontecorvo, une sorte de mythe. On se demande bien pourquoi.
Le film donne un tableau assez précis des principaux événements qui ont marqué la bataille d’Alger.
7 octobre 1957. Les paras du colonel Mathieu vont faire sauter le repaire du dernier chef des insurgés, Ali la Pointe. En ces derniers moments, celui-ci revit son passé. Il fut voleur, trafiquant de drogue, souteneur. En prison, au contact des patriotes algériens, en lui s’est opérée une prise de conscience qui l’a conduit dans les rangs des insurgés.
1er novembre 1957. Le FLN nettoie la Kasbah, et Ali la Pointe est bien placé pour jouer le rôle principal, car c’est la Kasbah de Pépé le Moko, truffée de trafiquants, souteneurs, indicateurs de police, qui doit devenir une citadelle de l’insurrection. Puis commence la guérilla. Les attentats contre les gendarmes et militaires pour se procurer des armes déclenchent l’engrenage du terrorisme, explosions dans les cafés, gares, lieux publics fréquentés par les Européens, explosions de représailles dans le quartier arabe.
Janvier 1957. Arrivée des paras. Le colonel Mathieu organise le quadrillage. Il sait que de la base on peut remonter jusqu’à la tête de l’organisation, mais à condition d’obtenir tout de suite des renseignements de ceux qu’on arrête, et donc d’employer la torture. Le FLN proclame la grève générale pour attirer l’attention de l’ONU. sur le problème algérien. Mais cela fournit aux paras le moyen de repérer ses membres, et ils finissent par s’emparer des chefs de l’insurrection. Ali et ses compagnons, dont le petit Omar, refusent de se rendre et l’on fait sauter leur repaire.
Trois ans se passent, aucun signe d’activité chez les rebelles : Mathieu n’a-t-il pas eu raison ?
Décembre 1960. La foule algérienne en masse envahit les rues, réclame l’indépendance qu’elle obtiendra un an et demi plus tard.
La Bataille d’Alger est un film historique donc, mais pas un film de montage, ni un document historique. L’auteur est le premier à dire qu’il a réalisé un film de fiction. Cependant le ton, le style sont ceux du documentaire. Gillo Pontecorvo a été journaliste, il a fait des documentaires sociaux, il est certainement très attaché à ce ton. Cette présentation des événements rappelle aussi celle de Salvatore Giuliano, c’est le même scénariste dans les deux cas, Franco Solinas. Les faits ne sont pas vraiment "amenés", ils surgissent devant nous, abrupts et c’est au spectateur de comprendre, d’interpréter, de se faire une opinion. Mais sur quelles bases ? Les motivations dans le film restent dans la pénombre. Ce n’est ni Potemkine, ni Octobre.
Ce n’est pas, non plus, un film politique. On comprend bien, dans le contexte algérien, qu’il n’eût pas été possible, au metteur en scène, l’eût-il voulu, de tourner un équivalent du Terroriste de Gianfranco De Bosio. (1). Mais il ne semble pas que Gillo Pontecorvo ait cherché à beaucoup développer ce côté - disons "idéologique" du film -, non par manque d’intérêt pour les problèmes politiques (sa vie montrerait le contraire), mais cet homme de gauche, retiré de l’action politique, tout en gardant la générosité qui l’a toujours inspiré, s’intéresse semble-t-il plus aux réactions humaines surtout collectives, qu’aux analyses politiques.
C’est aussi un témoignage de la volonté des auteurs de ne pas faire "partisan", une volonté poussée ainsi jusqu’à faire des entorses à la vérité historique. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’on leur en ait toujours su gré, à droite ou à gauche. Mais il faut bien reconnaître que, contrairement à ce qu’a dit la presse française de droite, c’est beaucoup plus un film d’apaisement qu’un film destiné à faire revivre un passé douloureux. Cela explique son absence de passion dans les scènes où l’exaspération devrait être la plus criante. Ainsi les scènes de tortures traitées avec discrétion, et où la même pitié englobe tortionnaires et torturés, ou l’idéalisation du colonel de paras qui vient en personne parlementer avec les assiégés pour obtenir leur reddition...
Il est bien évident que ce qui intéresse avant tout Gillo Pontecorvo - et ce qu’il a le mieux réussi -, c’est la montée de ce que les critiques italiens ont appelé "le chœur algérien". Les événements ne sont là qu’un point de départ, l’idée fait place au sentiment. Ali la Pointe, prisonnier de droit commun observe ces personnages curieux que sont les détenus politiques, il assiste à l’exécution capitale de l’un d’eux, regard silencieux d’un être fruste qui cherche à comprendre.
Puis c’est la ferveur et la joie de l’action qui commence : le nettoyage de la Kasbah des éléments impurs, le mariage suivant les anciens rites. Avec les attentats surtout, apparaissent les déchirements, sensibles particulièrement dans le rôle qu’y jouent les femmes, la répression devient terrible, la peur et la douleur tiennent une place grandissante, encore un grand espoir avec la grève générale, et puis c’est l’écrasement de la défaite.
Puis les dernières images explosent, la manifestation des femmes, la foule qui envahit tout, déborde les forces de l’ordre. Victoire d’une conscience nationale au-dessus de la défaite militaire, naissance d’une Nation.
Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°17, septembre-octobre 1966
1. Le Terroriste (Il terrorista) de Gianfranco De Bosio (1963), Jeune Cinéma n°1, septembre-octobre 1964.
La bataille pour La Bataille d’Alger
par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°48, juin-juillet 1970
Au moment même (et peut-être pas par hasard) où on espère que la censure politique va relâcher quelque peu sa pression sur la liberté du cinéma, au moment où effectivement La Bataille d’Alger, après quatre ans d’attente, peut risquer de se présenter à la commission de censure et reçoit son visa, il se présente des ultras pour imposer aux exploitants, par la menace, leur propre censure : des supplétifs, des harkis de la censure.
Ces fossiles des vieilles haines n’ont plus grand chose à voir avec les Français vivant jadis en Algérie et aujourd’hui pour la plupart réintégrés à la communauté nationale. Sinon ils ne s’acharneraient pas sur un film où des Algériens font la part si belle (trop belle au regard de l’histoire) à leur ancien adversaire.
Nous pouvons avoir des réserves - pas les mêmes que celles des nouveaux harkis -, à l’égard du film que Gillo Pontecorvo, réalisé en collaboration et coproduction avec les Algériens, mais aujourd’hui elles ne comptent pas.
Nous n’avons pas "marché", quand il a reçu, il y a quatre ans, le grand prix de Venise, dans l’hystérie chauvine entretenue par une grande partie de la critique française.
Nous n’avons pas "marché" non plus quand des inconscients ont demandé l’interdiction des Bérets verts, si méprisable que soit ce film, l’appel à la censure aurait fait de nous les complices de la censure.
Nous croyons donc avoir le droit de dire que, pour l’instant, il n’est pas important de faire "de la critique cinématographique" à propos de ce film, qu’il faut seulement participer à la bataille pour La bataille d’Alger.
Pour que le film soit vu.
Et que, à tous ceux qui l’auront vu, les harkis de la censure apparaissent pour ce qu’ils sont, des imbéciles.
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°48, juin-juillet 1970
* Cf. aussi Entretien avec Gillo Pontecorvo, Jeune Cinéma n° n° 17, septembre-octobre 1966.
La Bataille d’Alger (La battaglia di Algeri). Réal : Gillo Pontecorvo ; sc : Franco Solinas d’après un livre de Yacef Saadi ; ph : Marcello Gatti ; mont : Mario Morra et Mario Serandrei ; mu : Ennio Morricone et Gillo Pontecorvo. Int : Brahim Hadjadj, Jean Martin, Yacef Saadi, Mohammed Beghdadi, Mohamed Ben Kassen, Fouzia El Kader, Samia Kerbash, Ugo Paletti, Larbi Zekkal (Algérie-Italie, 1966, 121 mn).