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Poumon vert et tapis rouge (2020)
de Luc Marescot
publié le dimanche 7 novembre 2021

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 29 septembre 2021


 


Poumon vert et tapis rouge de Luc Marescot est son premier film qui sort en salle, et pas seulement à la télévision. Le titre est, en soi, très intéressant. Il semble appartenir à la famille des films "écologiques", mais pose beaucoup d’autres questions adjacentes, et établit de nombreux liens généralement refoulés dans la problématique actuelle de de l’environnement et les façons de l’aborder.


 

Avant d’être un documentariste reconnu et récompensé, Luc Marescot, né en 1963, est d’abord un grand voyageur. Dans son cas, c’est quasiment héréditaire. Son père pilotait les hélicoptères de Paul-Émile Victor (1907-1995). Depuis que la photo existe, puis le cinéma, aucun voyageur ne part sans ses appareils à souvenirs et à réflexion. Son père, lui, avait une caméra super 8, et il raconte qu’il a trouvé sa vocation vers 7 ans, lors de la projection familiale d’un slalom entre des icebergs. La suite a été naturelle, quelques tours du monde à partir de 20 ans avec des copains, et des reportages pour l’agence Gamma. Le tournant du 21e siècle, l’année 2000, est un grand bond en avant personnel : il est repéré et engagé par Nicolas Hulot pour son émission Ushuaïa, et il réalise quelques Rendez-vous en terre inconnue. (1)


 

Il participe aussi à la dernière méharée dans le désert mauritanien du grand Théodore Monod (1902-2000), l’homme des déserts. Il part en expédition scientifique avec Jean-Louis Étienne, l’homme de la biodivesité et des banquises. Il suit les traces de Ernest Henry Shackleton (1874-1922), l’homme de l’Antarctique, mort sur la South Georgia Island. Il plonge avec l’équipe de Laurent Ballesta, l’homme des requins, dans l’atoll de Fakarava en Polynésie. De ce vécu physiquement éprouvant, - "Avec l’adrénaline, on est 100 fois plus vivant", dit-il -, il fait des films épatants, qui passent sur toutes les chaînes de télévision du monde.


 


 

Un jour, il rencontre Francis Hallé, l’homme des forêts tropicales. Il part avec lui en mission, et découvre, avec son dirigeable "Radeau des cimes" (2), qu’il faut les regarder de haut, les arbres. Pour mesurer leur richesse et leur nécessité, c’est la canopée qu’il faut observer. Cette découverte le bouleverse. On peut comprendre ce choc.


 

D’abord, c’est une inspiration d’ordre philosophique : le point de vue de Sirius libère et éclaire. De là-haut, on peut "l’aimer", la forêt, sans son danger. Ceci n’est pas rien. Que la Nature soit "bonne" est une idée qui fut révolutionnaire il y a deux siècles, elle demeure romanesque, mais commence à dater. La Nature - hommes, animaux et végétaux -, survit aussi grâce à sa cruauté, et dans des histoires qui se terminent mal, la mort en est une composante essentielle. (3) D’autre part, cette même distance qui change la vision, et permet l’amour, change aussi les comportements. Le savant (inspiration et long terme) et le politique (pragmatisme et court terme) ont des trajectoires incompatibles, ni les économistes, ni les décideurs ne connaissent, donc n’aiment, les forêts, qui demeurent abstraites, donc négligeables.


 

Luc Marescot constate que Francis Hallé écrit des livres depuis 1993, dans lesquels il ne se contente pas de décrire la beauté des forêts et les innombrables mystères de leur mode de vie, mais où il dénonce aussi, en vain, la déforestation catastrophique pour la planète. Lui-même fréquente du beau monde, celui de la recherche et de l’aventure, des visionnaires pacifiques, des lanceurs d’alerte. Leurs travaux, comme ses documentaires, sont parfaitement impuissants à changer quoi que ce soit, qui ne parviennent qu’à des amateurs déjà acquis. Pour lui, c’est une révélation. Étant donnés le contexte de ce 21e siècle et l’urgence d’agir à contre-courant qui devient éclatante, tous les documentaires sur l’état de la Terre semblent a priori être "engagés". Mais on oublie qu’ils peuvent être reçus comme autrefois les conférences Connaissance du monde, des distractions de fin de semaine qui remplaçaient les voyages réels, et rien de plus. Il découvre surtout qu’on ne convainc pas avec des arguments, qu’on convainc avec des émotions. Les succès bankable, venus de coups de cœur, c’est rare.


 

Quand Nicolas Hulot lui confirme que pour toucher le grand public, il faut de la fiction, en rapelant que Blood Diamond de Edward Zwick ( 2006) avait plus fait contre les trafics et les guerres qu’aucun documentaire sur le sujet, le documentariste a compris qu’il devait aller plus loin, passer de l’engagement au militantisme. Le cinéma, c’est aussi une arme, la cause de Francis Hallé est politique, il faut élargir l’audience, et mobiliser les gens. À partir des forêts, qui sont tellement "cinématographiques", il faut atteindre vraiment ce feeling, anesthésié par la pratique moderne et intensive du virtuel, et le faire, paradoxalement, justement, par ce même canal virtuel, un récit.


 

À partir de ce constat, voilà Luc Marescot sur des rails. Cette fiction militante pourrait être un thriller écologique, elle pourrait s’appeler The Botanist, le modèle du héros serait Francis Hallé, le décor serait la canopée, le scénario, il devrait savoir faire. (4)
Mais très vite, il se heurte à la réalité : Comment réaliser un premier film, de fiction, avec des convictions et des tas de relations, mais sans les codes ni les éventuelles recettes ? Comment atteindre et convaincre producteurs, distributeurs, acteurs même ? Eux, sûrement pas par l’émotion.


 


 

C’est cette longue marche qui est le vrai et le seul sujet de Poumon vert et tapis rouge. Le film commence, et est ponctué, par du vécu - il faut percevoir ce qu’est la boue, les moustiques, les grands arbres qu’on abat, la mort et la renaissance, si on veut savoir ce qu’on défend. Mais le film raconte autre chose : dans une jungle d’humains, la quête d’interlocuteurs et de soutiens, puis, de rencontres en dérobades, d’espoirs en déconvenues, de conseils judicieux en conseils vaporeux, qu’il filme, la consolidation de sa détermination du cinéaste et la construction de ses outils de travail, de ses réseaux, de sa chance.


 


 


 

Pour le spectateur, c’est une mine d’informations sur la profession, tout autant que sur les secrets de la création au cœur de cette industrie lourde qu’est le cinéma. C’st aussi la preuve que le talent a besoin de ténacité, donc de conviction. Pour assurer ce marathon quasi "mondain", ce parcours du combattant, le cinéaste a besoin de pauses de temps en temps, dans des retraites solitaires, entouré d’images et de souvenirs fétiches, ce qu’il fait en bordure de la Forêt de Brocéliande, ça ne s’invente pas.


 


 

Au bout du compte, on pourrait se dire que la persévérance paye toujours, puisque le film sort en salle. Mais Luc Marescot n’a réalisé qu’un documentaire de plus, de cette nouvelle race, celle des documentaires subjectifs à la première personne, sur lui-même plus que sur la forêt ou l’inévitable déclin de l’actuelle civilisation terrestre. Et un journal intime n’est pas un roman.


 

On attend donc la fiction. Un botaniste engagé, enragé, dont l’histoire procure peurs et frissons, qui fera descendre dans la rue le peuple, et fera pression sur les gouvernements, c’est prometteur.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Ushuaïa, le magazine de l’extrême (1987-1996), est une émission à grand succès diffusée sur TF1, devenue Ushuaïa Nature depuis 1998.
Rendez-vous en terre inconnue est diffusé, depuis 2004, sur France 5 puis sur France 2.

2. Francis Hallé, Gilles Ebersolt, Dany Cleyet-Marrel & Olivier Pascal, Le Radeau des Cimes. Trente années d’exploration des canopées forestières équatoriales, préface de Nicolas Hulot, Co-éditon Actes Sud et Opération Canopée, 2021.

3. Cf. par exemple la vie de Raymond Maufrais (1926-1950), dans La Vie pure de Jérémy Banster (2015).

4. Luc Marescot a écrit plusieurs scénarios, notamment, avec Stéphane Millière, celui de Amazonia de Thierry Ragobert (2013), sélectionné et récompensé à la Mostra de Venise 2013.
Avec Marc Dozier, il a également écrit et réalisé Frères des arbres : L’appel d’un chef papou (2017).


Poumon vert et tapis rouge. Réal : Luc Marescot ; mont : Alexis Barbier Bouvet, Laurence Buchmann & Annie Coppens ; mu : Alan Simon. Int : Nicolas Hulot, Francis Hallé, Édouard Baer, Jean Labadie, Antoine de Maximy, Claude Lelouch, Pierre-William Glenn, Thierry Frémaux, Jacques Perrin, Juliette Binoche, Claude Lelouch, Jacques Perrin, Robert Redford, Howard A. Rodman, Jérôme Salle (France, 2020, 75, mn). Documentaire.



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