Loin de l’image promotionnelle de l’île de La Réunion (décor contrasté de l’île intense, à la fois paradisiaque et aux reliefs volcaniques sublimes), Emmanuel Parraud nous immerge dans ce qui hante l’île, son passé colonial et esclavagiste, la persistance de ses morts, l’impossibilité pour ses natifs d’y vivre dans l’ignorance d’un passé qui les envahit. L’île dévore ses habitants intranquilles qui peinent à y trouver leur place.

Alix et Marcellin sont amis et tous deux amoureux d’une même femme, Dorothée, chanteuse "métro" dans un groupe de passage. Les deux hommes se disputent au cours d’une soirée arrosée, Marcellin disparaît, Alix part à sa recherche, on ne sait pas très bien ce qu’il se passe vraiment, tant le film glisse vers une schizophrénie, qui est celle d’Alix.

Hanté par les revenants, les "marrons", esclaves qui se réfugiaient autrefois sur les hauteurs et dans les forêts pour fuir leurs persécuteurs, il est en proie à un présent violent, perdu dans les paysages démesurés de l’île qui soulignent le côté fantastique du film. Le drame se dénoue enfin de façon à la fois incertaine et tragique.

Ne nous trompons pas : nous sommes loin de la production cinématographique mainstream qui, même dans ses violences et son spectaculaire, aménage toujours le confort de ses spectateurs. Ici nulle tranquillité pour eux, le réalisateur mène volontairement une ambiguïté sur les actions et sur les personnages, maintient jusqu’au bout un trouble né d’une immersion totale et fantasmatique, amplifiée par la présence naturelle puissante de l’île, de longs plans fixes pleins du mouvement des brumes qui envahissent l’espace, des cascades démesurées qui dévalent des gouffres.

Autre marque de cette immersion, la langue parlée est ici le créole réunionnais, sous-titré en français : on peut en comprendre des mots, des agencements, sans saisir le sens véritable, comme le film lui-même : "Il y a des choses qu’on attrape, d’autres pas, et c’est à nous, à partir des pièces éparses qui se présentent, de remonter les choses pour tenter de comprendre, renouer les fils. C’est ce que je propose au spectateur", dit Emmanuel Parraud.

Ce parti-pris de l’immersion, du lacunaire, de l’excès, est finalement salutaire pour nous sortir - un peu par force - de l’image stéréotypée de La Réunion, rêve de voyage exotique, pour enfin découvrir par l’intérieur une réalité de ses habitants. Maudit ! est une expérience de cinéma qui a des liens avec l’art contemporain, avec ses choix esthétiques : son format de l’image 1/33, son économie de tournage, son implication culturelle, ainsi que la présence du Musée de l’Esclavage, création du réalisateur pour le film, d’une structure de verre en hommage aux 769 esclaves d’une plantation.

Le film pose aussi, avec acuité, la question du passé esclavagiste de notre pays, qui ne semble décidément toujours pas passer, notamment pour les habitants d’outre-mer, héritiers de situations qui perdurent, économiques, sociales, culturelles et humaines. Beaucoup de jeunes Réunionnais sont aujourd’hui partagés entre leurs origines revendiquées et leur appartenance à un mode de vie occidental d’un pays finalement si loin d’eux et qui les oublie souvent.

Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe

Maudit !. Réal, sc : Emmanuel Parraud ; ph : Romain Le Bonniec ; mont : Grégoire Pontécaille ; mu : Nimko. Int : Farouk Saidi, Aldo Dolphin, Marie Lanfroy, Jean-Denis Dieusolage, Patrice Planesse, Charles-Henri Lamonge (France, 2021, 77 mn).