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Œdipe roi (1967)
de Pier Paolo Pasolini
publié le dimanche 20 novembre 2016

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°34, novembre 1968
et
par Laetitia Kulyk
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014

Sélection officielle de la Mostra de Venise 1967
Sortie le mercredi 9 octobre 1968


 

Pour saluer son cinquantenaire, Jeune Cinéma a posé une question à ses collaborateurs : Quel film des cent dernières années aimeriez-vous sortir de l’ombre ?
Ce film fait partie des hidden gem que Jeune Cinéma avait déjà sélectionnés à leur sortie.


"Maintenant tout est voulu, non imposé par le destin", telles sont les paroles que profère l’Œdipe de Pier Paolo Pasolini en se crevant les yeux lorsqu’il assume la responsabilité de son double crime. Nous reconnaissons l’Œdipe grec, qui garde dans la catastrophe la seule fierté d’avoir devancé Apollon : "Aucune main n’a frappé que la mienne".
Du mythe grec, P.P. Pasolini a bien gardé l’essentiel : la double quête "extravagante et fiévreuse d’une conscience" (1), celle du jeune homme, impatient de savoir "seul et tout de suite" le secret de ses origines et celle du Roi, soucieux de sa cité et qui jure de découvrir le criminel dont la faute cachée a plongé Thèbes dans la peste et la terreur.


 


 

À travers l’itinéraire de son film Œdipe roi, progressant de l’inconscience du mal à la connaissance du mal, il nous donne à déchiffrer une autre aventure, spirituelle elle aussi mais plus obscure, où l’homme-Œdipe recule devant la connaissance, et c’est l’Œdipe freudien qui tue le sphinx pour ne pas entendre le secret terrible et qui, ce faisant, précipite en lui-même, dans ses abîmes intérieurs, ce crime à deux visages qui n’en finit plus de ressurgir, le père assassiné, la mère aimée d’amour.


 

Le père, P.P. Pasolini lui a donné l’aspect un peu ridicule d’un très jeune homme, gringalet, moins mûr et moins robuste, sous sa tiare et sa barbe postiche, que son fils Œdipe couronné de feuillage. Le père c’est le roi Laïos qui barre le chemin au carrefour fatidique.. C’est aussi ce petit officier de 1926 qui regarde d’un œil hostile l’enfant au berceau : "N’es-tu pas venu pour prendre ma place en ce monde, me ravir l’affection de celle que j’aime ?"


 


 

Car la fable grecque est insérée dans un récit moderne, elle surgit comme le cauchemar d’un enfant qui a vu s’aimer son père et sa mère, et qui a lu sur le visage du père une vague hostilité. L’Œdipe aux pieds gonflés, l’enfant porté au désert, semble chassé d’un paradis où serait restée sa mère. Celle-ci c’est Silvana Mangano. Elle a, pour regarder son fils, l’inclinaison de tête des mères bleues de Picasso. Dans l’enceinte de Thèbes, elle porte le masque blanc de la tragédie, et calme l’angoisse d’Œdipe de paroles apaisantes : "Pourquoi t’inquiéter ? Tant d’enfants ont rêvé de coucher avec leur mère".


 

Mais chaque étreinte du couple incestueux fait surgir des flots de cadavres bubonneux. Et si les symboles des yeux crevés signifient, dans la thématique grecque, la lucidité intérieure, dans la symbolique freudienne, elle est la castration. Loin de signifier la libération d’Œdipe, elle serait le retour au tabou. Le meurtre du père n’a pas libéré le fils, la mère et toute femme lui restent interdites.


 

On connaît la thèse développée par Freud dans Totem et Tabou (2) et qui lie la pratique de l’exogamie et le tabou de l’inceste au meurtre du père. Une scène ajoutée au mythe grec semble s’y référer, c’est celle où le peuple étranger, celui de Corinthe, offre à Œdipe une fille à épouser. Ce mariage apparaît licite, béni par le clan, encouragé par la tribu. Les mêmes fêtes, la même musique baignent les noces de Jocaste et de l’étranger sauveur de la cité. Mais le mariage exogamique se révèle être l’inceste et le fléau manifeste la colère des Dieux. Si chargé qu’il soit de résonances freudiennes, l’Œdipe de P.P. Pasolini n’est cependant pas seulement l’œuvre d’un penseur ayant assimilé les théories d’un philosophe, c’est un film-confession où l’auteur exorcise ses propres peurs, ses propres fantasmes.


 

Œdipe au désert c’est bien le héros du poème qui est au centre du roman Théorème  : le fils deux fois exclu du paradis vert aux peupliers transparents (3). C’est aussi "l’intellectuel sans mandat" dont le corbeau figurait la version ironique et dérisoire et tout aussi désespérée que la version tragique. Car Œdipe, c’est aussi celui qui a gardé la flûte de Tirésias, celui qui enviait au devin son regard intérieur "au-delà du destin", mais qui reste en marge du malheur des hommes.


 

Dans l’épilogue moderne, l’enfant du paradis vert a trente ans, il chante sur sa flûte d’aveugle, le double chant de sa religion et de sa foi communiste, aussi seul sur le parvis de la cathédrale de Bologne que dans les faubourgs ouvriers. Œdipe retourne alors pour y mourir aux lieux où sa vie avait commencé. Il n’est plus seul, Angelo le messager de Thèbes guide ses pas, et c’est par ses yeux qu’il retrouve les seuls témoins de la félicité perdue, les peupliers "tout verts, tout verts".

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°34, novembre 1968

1. Hölderlin, Remarques sur Œdipe. Remarques sur Antigone, préface de traduction et notes de François Fédier, préface de Jean Beaufret, Paris, Union générale d’éditions, 1965

2. Sigmund Freud, Totem und Tabu : Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker, Leipzig, H. Heller, 1913. Totem et Tabou, traduction de Samuel Jankélévitch, Paris, Payot, 1924.

3. "Ainsi l’enfant franchit la frontière du Premier Paradis qui resta en arrière dans le temps, dans le temps rêvé d’une région verte aux lignes de peupliers transparents, ou dans une grande ville de province", in Pier Paolo Pasolini, Teorema, Milan, Garzanti, 1968. Le roman est paru en même temps que le film est sorti.



Pourquoi ce film de Pier Paolo Pasolini  ? Un souvenir, une impression, une frustration aussi, tous ces éléments qui marquent encore mon esprit aujourd’hui lorsque je pense à ce film vu il y a près de vingt ans.


 

Rien de bien détonnant dans la carrière de P.P. Pasolini, mais pourtant, l’adaptation de la pièce de Sophocle est poignante, juste et sensuelle aussi. On entre dans cette tragédie comme dans une histoire classique et presque contemporaine, habités peut-être par la connaissance des textes autour de la question de l’Œdipe mais aussi marqués par l’engagement politique du cinéaste, qui, au-delà de la mythologie, inscrit son film dans une dimension sociale et politique familière.


 


 

Étrange sentiment, dans le souvenir, appuyé par l’atmosphère que P.P. Pasolini a su conférer à ce drame. La musique y est pour beaucoup : lancinante, répétitive, elle nous berce en même temps qu’elle nous suggère insidieusement le drame. Le désarroi et la perte inéluctable du personnage nous sont transmis par la mise en scène, non par les faits. Les mouvements de caméra autour du personnage désorienté nous font tourner la tête et perdre nos repères, et mettent en abyme les sentiments mêmes d’Œdipe.


 


 

Mes souvenirs se concentrent surtout autour des sentiments et trajectoires brisés des personnages et de leur progression inévitable vers l’interdit, tragédie latente dès le début du film, avec ces moments de vide, contemplatifs, laissés à l’interrogation de la mère partagée devant son fils et les prédictions de l’oracle.


 

Frustration, aussi, car je n’ai eu l’occasion de voir ce film qu’en vidéo, format VHS, source en son temps de tellement de découvertes. L’empreinte qu’il a pourtant laissée est, de manière surprenante, vive et récente. Les multiples facettes de cette œuvre gagneraient à être redécouvertes un jour sur grand écran.

Laetitia Kulyk
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014


Œdipe roi (Edipo re). Réal, sc : Pier Paolo Pasolini, d’après la pièce de Sophocle ; ph : Giuseppe Ruzzolini ; mont : Nino Baragli ; cost : Danilo Donati. Int : Franco Citti, Silvana Mangano, Carmelo Bene, Julian Beck, Alida Valli, Luciano Bartoli, Francesco Leonetti (Italie, 1967, 104 mn).



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