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Incompris (l’) (1966)
de Luigi Comencini
publié le mercredi 24 novembre 2021

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°110, avril-mai 1978

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1967

Sorties les mercredis 31 juillet1968, 1er mars 1978, 7 avril 2004 et 24 novembre 2021


 


L’Incompris est tiré d’un roman de Florence Montgomery, "un petit bouquin vraiment ignoble, une machine à faire pleurer", dit Luigi Comencini (1) qui, étant enfant, avait lui-même beaucoup pleuré à cette lecture, et soupçonnait son vieux dur à cuire de producteur d’en faire autant encore maintenant. "En le relisant, je me grattais la tête... le père est un monstre, la mère, au ciel, est un ange, il y a un mammismo délirant" (2).


 

Alors le réalisateur transforma complètement le roman, étudiant les rapports des deux garçons (6 ans et 11 ans) entre eux, leurs rapports avec leur père, y compris l’incidence de leurs rapports entre eux sur les rapports de l’aîné avec le père. "Le levier qui m’a donné le courage de faire le film était la confrontation de deux âges. D’une part, l’âge de l’innocence, non pas de l’innocence angélique, mais l’innocence méchante, celle où le concept de la morale n’existe pas parce que l’enfant est plus proche du monde animal que du monde humain, il suit seulement ses impulsions : la faim, le froid, le besoin d’affection, l’égoïsme.


 


 

L’enfant se voit comme le centre de l’univers, comme ici Milo, âgé de six ans. D’autre part, l’âge qui précède la puberté au cours duquel l’enfant se socialise et se situe par rapport au monde qui l’entoure non plus comme le centre, mais comme une partie d’un rapport établi sur des relations diversifiées. C’est à cet âge que naît l’incompréhension du monde des adultes, car il se produit toujours le même phénomène de retard chez l’adulte qui ne mesure pas comme il se doit le changement qui s’opère chez l’enfant. L’enfant commence alors à se construire un monde à lui et ne communique plus avec ses parents, car il les sent non pas tant hostiles qu’incapables d’entrer dans sa logique."


 

Et c’est le petit Milo, ce gosse pourvu de tous les attraits de l’enfance, qui, par ses machinations dont il ne mesure pas la portée, creusera le fossé entre Andrea et son père, et sera même responsable de l’accident où son frère laissera la vie. À cet égard, la scène la plus représentative est, parmi tant d’autres qui ne figuraient pas dans le livre et que j’ai rajoutées, celle où Milo s’asperge et s’inonde volontairement, poussant sa malignité à l’extrême limite. Milo a compris ce mécanisme : je suis le plus petit, donc le plus aimé, donc celui qu’il faut protéger, donc mon frère aîné sera toujours réprimandé s’il ne sait pas me protéger". Le père n’est pas mauvais comme dans le roman, mais insuffisamment attentif et superficiel. Milo est considéré par lui comme irresponsable une fois pour toutes, en raison de son âge, tandis que Andrea est chargé d’une responsabilité d’adulte avec cette circonstance aggravante qu’on n’écoute pas ses explications, parce qu’un enfant a forcément toujours tort. Contradiction qui peut paraître bien naturelle, tant elle est répandue.


 


 

Ceci donné, l’intérêt principal du film réside dans l’étude assez fouillée des réactions d’Andrea : son amour pour sa mère dans ses manifestations si complexes, les formes souvent déconcertantes qui expriment sa frustration, sa solitude de plus en plus désespérée. Comment comprendre la réflexion de Alberto Moravia à l’auteur : "Nous sommes à l’époque de Freud, que diable ! Va-t-on encore parler de ces petits problèmes ?". Que faut-il de plus ? Luigi Comencini ne peut tout de même pas y aller de sa petite conférence et il faut bien laisser quelque chose à la boulimie théoricienne de certains critiques. Il a d’ailleurs donné lui-même l’une des clés du film quand il a confié : "Parmi mes ’constantes’, il y a la prédilection pour les enfants, le rapport toujours visualisé avec le père, et la mère toujours inexistante... Cette fixation sur les rapports père-fils s’explique peut-être par le fait que je n’ai pas eu de vrais rapports avec mon père : il est mort quand je n’avais que dix-huit ans, et le rapport avec les enfants était monopolisé par ma mère".
Voilà qui nous entraîne loin du "mammismo" et pourrait bien nous inciter à reconsidérer notre angle de vision du film.


 


 

Est-ce à dire que tout est admirable dans L’Incompris  ? Certes, non. On ne voit pas pourquoi on s’extasie à ce générique plaqué sur les tableaux d’un peintre anglais de la dernière moitié du 19e siècle, George Morland, petit maître de la vie de famille à la campagne. À ces tableaux assez idylliques, Luigi Comencini veut opposer la nécessité d’une analyse rigoureuse, démystificatrice, des liens familiaux. Mais les intentions de l’auteur sont-elles tellement claires ? Il ne semble pas, à prendre connaissance des intentions savantes prêtées à ces images.
Plus grave semble le fait que la famille considérée est celle d’un aristocrate anglais, consul à Florence, une villa de rêve sur les collines, près d’un lac, au milieu de jardins délicieux entourés d’un beau parc. Monde clos, totalement artificiel : les deux gamins n’ont aucun copain, ils ne connaissent que le père et ses larbins. Pourquoi ce parti pris, à première vue si surprenant chez Luigi Comencini  ?


 


 

Il y a malheureusement là une compromission de l’auteur, un petit côté "téléphone blanc." (3) "La villa et le jardin, avec leur caractère seigneurial, inutile de se le cacher, c’est le modèle auquel tous aspirent dans notre société." Et puis, cette idée que l’on étudie mieux un phénomène quand on l’isole du reste : "On le met sous une cage de verre, comme sous la lentille d’un microscope, l’isolant en quelque sorte de son contexte". Comme si un être vivant pouvait être mieux compris, séparé de ce qui est sa vie normale. Ce qui gêne aussi dans cet aspect "téléphone blanc", c’est le risque de mièvrerie, surtout si on pense au poids initial du roman d’où est tiré le film. Il a fallu tout le sérieux de l’étude psychologique pour éviter cet écueil.


 

Assez curieusement, Luigi Comencini a introduit dans son film - et maintenu contre toutes les pressions du producteur - une séquence qu’il déclare considérer comme essentielle, "car c’est à mon avis la scène sur laquelle repose tout le film et qui sert comme point de référence". Dans cette séquence, on voit Andrea aller dans un cinéma populaire, jouant les loulous, crachant son chewing-gum dans la salle, payant à boire à deux petites filles qu’il ahurit ensuite avec ses élucubrations assez délirantes. Cette tentative de communication est sans lendemain et Andrea reste le petit Monsieur qui joue à être peuple. C’est cette solitude qui le conduit à une mort quasi volontaire". Cette conclusion de Luigi Comencini n’apparaît pas à la première vision du film, et, après réflexion, elle c’est toujours pas limpide.


 

Enfin, il a donné un dernier argument : "Ce que j’ai essayé de faire, avec Incompreso, c’est un film sans époque. On ne sait pas si c’est un film moderne ou un film en costumes". Et de se féliciter : "Je suis convaincu que les films qui se déroulent à l’époque où ils sont tournés sont sujets au passage de la mode beaucoup plus que les autres... Dans L’Incompris, on ne voit pas cette vie extérieure. C’est sans doute pour toutes ces raisons que beaucoup considèrent aujourd’hui que ce film est intemporel, qu’il ne saurait vieillir".

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°110, avril-mai 1978

1. Les citations sont extraites d’un entretien avec Luigi Comencini paru dans Positif n°156 de février 1974.

2. le mot italien "mammismo" n’a pas d’équivalent français. On peut hasarder "rattachement à la mère", "complexe d’Œdipe."

3. La période dite des "Téléphones blancs" (Telefoni bianchi) correspond à une période d’euphorie ambiante de l’Italie, entre 1937 et 1941, très repérable dans le cinéma italien de l’époque.


L’Incompris (Incompreso. Vita col figlio). Réal : Luigi Comencini ; sc : Leonardo Benvenuti & Piero De Bernardi, d’après le roman Misunderstood de Florence Montgomery (1869) ; ph : Armando Nannuzzi ; mont : Nino Baragli ; mu : Fiorenzo Carpi. Int : Anthony Quayle, Stefano Colagrande, Simone Giannozzi, John Sharp, Adriana Facchetti, Silla Bettini, Rino Benini, Giorgia Moll, Graziella Granata, Anna Maria Nardini, Franco Fantoni (Italie, 1966, 104 mn).



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