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Un sac de billes (1975)
de Jacques Doillon
publié le mercredi 24 novembre 2021

par Ginette Gervais
Jeune Cinéma n°92, janvier-février 1976

Sorties les mercredis 10 décembre 1975 et 24 novembre 2021


 


On peut faire un film sur la période de l’Occupation sans pour autant donner dans la mode rétro. Un sac de billes de Jacques Doillon, d’après le roman autobiographique de Joseph Joffo, en est la preuve. Il nous donne à voir - par les yeux du plus jeune - ce que fut la vie de deux enfants juifs à partir du moment où on les obligea à porter l’étoile jaune, jusqu’à la fin de la guerre, quand toute la famille, le père excepté, put réintégrer la boutique familiale, un modeste salon de coiffure. Ils avaient alors 8 et 10 ans.


 


 

Ce thème de l’enfance confrontée à l’univers monstrueux de l’époque a inspiré bien des cinéastes. L’originalité du film, c’est de faire appréhender cette réalité par les yeux d’un enfant de 8 ans, dernier-né d’une famille modeste, où l’on s’aime bien, mais où les enfants ne sont pas couvés et ont leur monde bien à eux. Ils réagissent face à l’événement sans se poser de questions : la dimension tragique leur échappe, au moins au niveau de leur conscience.


 


 

D’où l’absence totale dans le film d’apitoiement, de complaisance. Chaque fois que l’on aborde le tragique - et le tragique à cette époque pour des enfants juifs, c’est presque le quotidien - l’émotion est coupée court, comme un luxe qui n’était pas de saison, et qui apparaît maintenant plutôt comme pudeur et respect. L’anecdote qui a donné son titre au livre et au film exprime assez bien le style. Jo, le premier jour de l’étoile jaune, rossé par ses camarades, rend les coups. Humilié par l’instituteur, il exprime sa révolte. Au retour de l’école, un camarade, collectionneur maniaque, lui demande son étoile jaune, et, après une négociation serrée, Jo la troquera contre un sac de billes.


 

Cette sècheresse est parfois assez dure à supporter pour le spectateur qui se souvient de cette période ou qui a déjà son opinion sur elle. Il a l’impression qu’il manque quelque chose. Ce contraste entre la simplicité, la familiarité du ton employé et le côté terrible du contenu laisse une gêne, une gêne salutaire. Parfois le terrible fait éclater la gangue. Quand le père, qui a toujours élevé ses enfants dans la fierté de leur origine, décide, devant le péril grandissant, de les convaincre de la nécessité impérieuse de cacher leur qualité de juifs, il termine par une question à Jo : "Es-tu juif ?", "Ben, oui" répond l’enfant, qui reçoit alors une gifle magistrale. "Tu es juif ?" répète alors le père. "Non" répond cette fois Jo, et il se le tiendra pour dit autant que ce sera nécessaire, ainsi que son frère.


 

Mais en général, les enfants demeurent des enfants comme les autres. Ils sont gais, vifs, souvent drôles, en proie aux préoccupations de leur âge. Le moment peut-être le plus émouvant a un caractère presque intimiste. Quand la famille se retrouve en zone libre, la joie de Jo s’exprime si maladroitement qu’elle passe pour indifférence, et il reste là, tout seul, avec son affection inexprimée sur les bras. Même retenue dans ce qu’on nous montre de la France d’alors - restrictions alimentaires, ignominie des passeurs de la ligne de démarcation, niaiserie des fidèles du Maréchal, parfois meurtrière - celle du libraire qui, ça mis à part, n’apparaîtrait pas comme un mauvais homme -, et surtout indifférence de la majorité silencieuse. Mais c’est à la France qui se cache que Jo et sa famille devront leur salut.


 

Dans tout cela, une sensibilité très fine, très juste. Refus du pathos, des épanchements, des facilités de la pitié et de la joliesse enfantine. Jacques Doillon ne s’adresse pas à la tripe - à ces "gens qui ont le cœur dur et la tripe sensible" disait Georges Bernanos. Cette totale absence de complaisance au tragique fait de lui un cinéaste bien de notre temps, un temps où le tragique nous entoure de si près qu’il a bien fallu prendre l’habitude de le regarder dans les yeux, plutôt que d’en faire de la littérature.

Ginette Gervais
Jeune Cinéma n°92, janvier-février 1976


Un sac de billes. Réal : Jacques Doillon ; sc : Jacques Doillon & Denis Ferrari d’après le roman de Joseph Joffo ; ph : Yves Lafaye ; mont : Noëlle Boisson ; mu : Philippe Sarde. Int : Richard Constantini, Paul-Éric Schulman, Joseph Goldenberg, Reine Bartève, Michel Robin, Pierre Forget, Bernadette Le Saché (France, 1975, 105 mn).



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