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Événement (l’) (2021)
de Audrey Diwan
publié le vendredi 8 mars 2024

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle de la Mostra de Venise 2021. Lion d’or.

Sortie le mercredi 24 novembre 2021


 


En France avant la Loi Veil du 17 janvier 1975, qui faisait suite à la Loi Neuwirth du 19 décembre 1967, régnaient la loi du Code pénal napoléonien de 1810), et la loi du 1er août 1920 de la Chambre des députés "bleu horizon" : la natalité était une question sociale, donc gérée par les mâles. Les femmes, elles, n’avaient pas voix au chapitre, bien que leurs corps, leurs âmes, leurs destins, fassent quand même tout le boulot.


 


 

Cette libération de 1975 commence à être loin dans les mémoires, à plus forte raison les souvenirs des vécus précédents, qui empoisonnaient la moitié de la population adulte et hétérosexuelle, pendant une bonne moitié de sa vie, l’angoisse souterraine de chaque mois, et la face-à-face avec la catastrophe attendue, qui arrivait régulièrement. Même si "les anciennes" se souviennent, elles ont cessé de raconter. Quant aux films traitant de la question, militants ou non, si la liste en est assez longue, ils se sont éventés. On se souvient de l’évidence du film de Claude Chabrol, Une affaire de femmes (1988), et du léger sentiment de "démodé" devant le Vera Drake de Mike Leigh (2004).


 


 

En ce 21e siècle bien amorcé, en France, on voit à la télévision se lever les femmes polonaises, brésiliennes, américaines contre les politiques patriarcales rétrogrades, on est scandalisé, on est de cœur avec elles, on redescendrait de nouveau dans la rue si c’était nécessaire. Mais on a oublié ce que c’était que cette galère de vouloir avorter dans l’illégalité, et cela même dans la période transitoire qui a vu naître le Planning familial en 1960, puis le MLAC en 1973.


 


 

Il fallait trouver des informations et de l’aide, il y avait le problème de l’argent, et la découverte de cette terre inconnue de la clandestinité, avec, à l’arrière plan, la vieille histoire, racontée dans les chaumières, de mère en fille, de la faiseuse d’anges, Marie-Louise Giraud (1903-1943), guillotinée à la prison de la Roquette.


 

Il y avait aussi les histoires racontées par les copines, celles qui avaient eu la chance d’aller en Suisse ou en Angleterre, ou d’avoir rencontré les bonnes personnes, mais aussi celles qui avaient été obligées de recourir au curetage privé sans anesthésie (trop dangereuse), quand ça ne se passait pas mal, mais ça on entendait pas beaucoup parler. Il y avait surtout le temps qui pressait. Naturellement les plus démunies, c’était les jeunes et les pauvres.


 


 

C’est pourquoi, en un temps où les combats féministes, chez nous en tout cas, se sont - légèrement - déplacés, le film de Audrey Diwan et son succès constituent une si excellente nouvelle. L’Événement se situe en 1963. Anne, une étudiante, fille de prolétaire, "tombe" enceinte - ah ces bonne vieilles connotations des langues ! – juste avant ses examens. Elle comprend subitement l’inattendu - "Je me suis fait engrossée comme une pauvre", ainsi que la bifurcation de son avenir que cela suppose. Et elle va réaliser la lâcheté de l’environnement masculin, la réprobation générale, les conditions éprouvantes de l’opération elle-même.


 


 

Audrey Diwan, avec une caméra portée à l’épaule, filme la période dans toute sa crudité, sans pathos, sans jugement ni commentaire, de façon comportementaliste et intimiste à la fois. Plus qu’un film "social", elle réalise du coup une œuvre aussi subjective que le roman de Annie Ernaux dont elle s’est inspirée (1). Anne, incarnée par la fascinante Anamaria Vartolomei, découvre son corps, sa faiblesse, sa puissance, son encombrement, son éloignement, à l’occasion de cet "événement".


 

La cinéaste et l’actrice sont plus près de cette réalité qui n’en finit pas d’étonner les individus "libres" que nous croyons être devenus au fil des siècles, et particulièrement après Mai 1968, quelques année plus tard que le temps du film. Chaque corps - ses humeurs, ses structures, ses formations et ses déformations, ses douleurs, ses plaisirs -, est une prison personnelle, tout autant qu’un élément social, subversif par définition, que les autorités ont donc intérêt à contrôler. Ce qu’elles font depuis toujours, d’innombrables façons, de plus en plus innovantes, ce qu’on commence tout juste à redécouvrir. Le plus visible a toujours été la tutelle des femmes, individuellement et collectivement, mais les hommes dominants aussi.


 


 

Avec L’Événement, ce récit de 2021, à partir d’un sujet bien connu et bien genré daté d’il y a 60 ans, Audrey Diwan par sa manière, entraîne sur des chemins de réflexion nouveaux (2). "Mon corps m’appartient", "Notre corps, nous-mêmes", "Own your Body", les vieux slogans de notre vieille lutte sont peut-être, désormais, à retricoter, autrement.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Annie Ernaux, L’Événement, Paris, Gallimard, 2000.

2. Un film soutenu par Amnesty International qui organise des projections avec débats ne peut-être qu’un "film-choc", et pas seulement "une affaire de femmes" (2)


L’Événement. Réal : Audrey Diwan ; sc : A.E. & Marcia Romano, d’après le roman de Annie Ernaux ; ph : Laurent Tangy ; mont : Géraldine Mangenot ; mu : Evgueni Galperine & Sacha Galperine ; déc : Diéné Bérète. Int : Anamaria Vartolomei, Sabine Bonnaire, Anna Mouglalis, Kacey Mottet-Klein, Luana Bajrami, Louise Chevillotte, Fabrizio Rongione, Pio Marmaï (France, 2021, 99 mn).



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