par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle au Festival de Locarno 2019
Sortie le mercredi 8 décembre 2021
Ham on Rye (littéralement " jambon sur seigle", dont l’équivalent français pourrait être "jambon-beurre"), c’est d’abord un roman autobiographique de Charles Bukowski, sur sa jeunesse à Los Angeles, paru en 1982, un titre quasi ésotérique, traduit par Souvenirs d’un pas grand-chose lors de sa parution en 1984. (1)
Ham on Rye, le film, c’est la première fiction de Tyler Taormina, dont le titre semblait devoir être provisoire. Le film, qui se déroule à Long Island, n’a pas grand chose à voir avec le livre, à part l’attention portée à la zone grise de l’adolescence, avec ses rites de passage, qui subsistent dans l’espèce humaine, des forêts amazoniennes aux mornes banlieues pavillonnaires américaines. Et notamment, on n’y trouve rien de sarcastique, et aucune trace de ce dirty realism qui fit florès à Paris, à la fin des années 1970, introduit notamment par les branchés de l’époque. (2) D’ailleurs le cinéaste ne le cite jamais comme référence dans ses déclarations, et préfère évoquer Hal Hartley, Gus Van Sant et même Roy Andersson première manière. (3)
Si on veut situer l’œuvre, il vaut mieux se référer à ce que Tyler Taormina a réalisé avant : Suburban Legends, une série télé 2015, et un court métrage, Wild Flies (2016) qui se passe dans une pizzeria. On y distingue déjà un univers en construction : un goût pour ce qu’il appelle les third places, ni la maison ni l’espace de travail, ces lieux publics anonymes où on se côtoie pour tuer l’ennui, son intérêt pour la maladresse des non-acteurs qui se révèle être une forme d’étrangeté, et le plaisir de rencontrer des "cinglés, des gens avec des aspirations d’acteur intenses à l’âge de 50 ou 60 ans".
Ham on Rye de Tyler Taormina, c’est l’histoire d’une journée particulière dans petite ville américaine. Tous les jeunes se préparent à à vivre "le jour le plus important de leur vie", comme leur serinent les adultes.
Les garçons circulent en petits groupes qui se toisent, mais sans véritable agressivité (ils renoncent à poursuivre leurs rivaux au-delà d’une barrière que ne pourrait franchir l’un des leurs, handicapé). Les filles se font belles, revêtent des tenues de noce, qui devrait plaire aux garçons, sans mots ni mimiques inutiles.
Puis ils convergent tous vers le rendez-vous, au Monthy’s, le Délicatessen du coin. (4)
Là va se dérouler une sorte de bal des débutantes inversé, préfiguration d’une parade nuptiale avec des cérémoniaux de séduction ritualisés. Les filles sont alignées, les garçons s’offrent à celle de leur choix. Elles acquiescent en suivant les garçons pour l’étreinte, ou, pouce en bas, les refusent. Elles "font tapisserie", comme on disait autrefois, mais de façon stylisée. Ce ne sont pas nécessairement les plus chics qui sont retenus, pas non plus les plus photogéniques, le boiteux ou le métis terne sont acceptés d’emblée, et les mignonnes ne sont pas invitées en priorité. On subodore des rumeurs, des réputations, des timidités chez tous ces jeunes et leur ardent désir de conformisme qui procure un malaise. Mais rien n’est explicité.
À part cet "événement" bien encadré de chez Monthy, il n’y a pas de véritable intrigue. La caméra, sans se fixer, survole des maisons blanches, des rues dans la nuit, des gens qui sortent leurs poubelles, des centres commerciaux vides, et des rassemblements sociaux vagues qui semblent n’être qu’un art de s’ennuyer à plusieurs.
C’est le monde des adultes qui semble le vrai sujet du film, plus que la bande d’ados qui tentent d’allumer la grisaille, au moins une fois dans leur vie. Tyler Taormina dit avoir voulu réaliser un film "écosystémique", où "progressivement et collectivement, les pièces disparates communiquent une expérience émotionnelle, et peut-être finissent par constituer un milieu". On a le sentiment que l’œuvre sécrète aussi une possible nostalgie générale d’un espace et d’un temps. Mais il dit lui-même : "Je ne sais pas grand-chose sur le passage à l’âge adulte. Je suis surtout obsédé par le vieillissement".
Pour Haley, la fille la plus jolie et la plus futée, sympathique et familière, et que pourtant personne ne sollicite au cours de la cérémonie, qui reste seule dans la pièce vide quand tous les autres sont casés, cela aura été, en effet, un jour important, qui va sans doute déterminer le cours de sa vie. Elle s’enfuit, allergique, se découvrant outsider malgré elle. Et c’est sa solitude qui constitue, peut-être, "la promesse que la vie a quelque chose de mieux en réserve".
Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Charles Bukowski, Ham on Rye, Boston, Black Sparrow Books,1982.
Souvenirs d’un pas grand-chose, traduction de Robert Pépin, Paris, Grasset, 1984 ;
2. Sa première apparition en France, c’est le recueil de ses articles underground : Charles Bukowski, Notes of a Dirty Old Man, publiés par Lawrence Ferlinghetti à San Francisco, City Lights Publishing Company, 1969. Mémoires d’un vieux dégueulasse, traduction de Philippe Garnier, Paris, Éditions Humanoïdes Associés, 1977.
Et puis, à Paris, il y aura l’événement à Apostrophes, chez Bernard Pivot.
3. Hal Hartley et sa trilogie de Long Island : The Unbelievable Truth (1989), Trust (1990) et Simple Men (1992) ; Elephant de Gus Van Sant (2003) ; Une histoire d’amour suédoise (En Kärlekshistoria) de Roy Andersson (1970).
4. Un "Delicatessen" est un café-traiteur qu’on trouve dans les pays anglo-saxons et partout à New York.
Ham on Rye. Réal : Tyler Taormina ; sc : T.T. & Eric Berger ; ph : Carson Lund ; mont : Kevin Anton ; cost : Niki Firanek. Int : Haley Bodell, Audrey Boos, Cole Devine, Lori Beth Denberg, Gabriella Herrera, Gregory Falatek, Laura Wernette, Danny Tamberelli, Grant McLellan, Chelsea Smith (USA, 2019, 84 mn).