par René Prédal
Jeune Cinéma n°56, juin-juillet 1971
Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1971. Palme d’or
Sorties le vendredi 18 juin 1971 et le mercredi 5 janvier 2022
Avec Le Messager, Joseph Losey délaisse la description de cas pathologiques - Boom (1968) ou Cérémonie secrète et les ambiguïtés du récit allégorique - Deux hommes en fuite (1) - pour renouer avec un cinéma de type romanesque où psychologie des personnages et rapports sociaux s’imbriquent étroitement. Ainsi se compose un très riche tableau de mœurs approfondissant les thèmes déjà abordés dans Gypsy (1958), et dans ses deux autres films écrits en collaboration avec Harold Pinter : The Servant et Accident (2).
Coulé dans un style impeccablement dominé, The Go-Between est aussi œuvre de réflexion, puisque Joseph Losey a inséré, dans son récit, situé en 1900, quelques flashes du présent qui - d’abord très rapides - voient leur durée s’allonger progressivement jusqu’à clore ce film de la jeunesse sur des personnages vieillis et une demeure délabrée.
Dès lors ce souvenir d’enfance apparaît à la fois comme très lointain et très proche : Léo enfant se sent étranger parmi les adultes. Mais, devenu vieux, il paraît toujours aussi étranger au monde de Marian, qu’il a autrefois aimée sans le savoir et dont les sentiments actuels continuent à lui être par trop inexplicables. C’est que Léo n’aura finalement connu que les prémices et le souvenir (à soixante ans passés) de l’amour sans jamais éprouver consciemment ce sentiment au présent.
Comme souvent chez Joseph Losey, une atmosphère à la limite de l’étrange est établie à partir d’un ou deux détails qui pèsent lourdement sur le cours des événements, sans que les personnages s’en rendent toujours compte. Ici la chaleur exceptionnelle justifie par exemple les scènes de la baignade et de l’achat du costume vert au cours desquelles Léo sera humilié, mais aussi la paresse générale et les seules rencontres de Léo et de monsieur Maudsley près du thermomètre.
Il y a aussi le pouvoir de Léo côtoyant des plantes mortelles - la morelle furieuse - et pratiquant des envoûtements à base de formules mystérieuses dont les résultats restent problématiques. Ses exorcismes sont-ils vraiment responsables du tragique dénouement ? A-t-il réellement conduit madame Maudsley au repère des amants, ou s’y est-il laissé traîner par elle ? Les images restent ambiguës.
Si Léo veut agir sur les êtres, n’est-ce pas d’abord pour abattre la barrière d’incompréhension qui l’en sépare, et n’apparait-il pas, lui-même, plutôt comme une victime manœuvrée par Marian que comme un Dieu capable d’infléchir le destin ?
Explorant un décor au moins aussi étouffant que le climat, avec la même pénétration que dans Eva (1962) ou dans Cérémonie secrète, Joseph Losey rend cinématographiquement sensible la libération que constitue, pour Léo, la découverte d’une cour de ferme avec ses animaux et son tas de foin : il l’a reconnue immédiatement comme un univers beaucoup plus proche de lui que celui du domaine dans sa vie réglée par un rituel immuable et déjà désuet.
Car, tout comme The Servant, The Go-Between ajoute, à l’antagonisme enfant- adultes, l’analyse précise des rapports de classes : les gens du château et les paysans ne se rencontrent qu’une fois l’an lors de la fête du pays, au cours de laquelle les aristocrates condescendent à boire à l’auberge du village, et à jouer au cricket avec leurs métayers.
Entre ces deux mondes le jeune Léo, ami de Marcus mais beaucoup moins riche que lui, hésite. Mais qu’il refuse son rôle de messager, il sera alors également rejeté par Ted et par Marian dans ce no man’s land des sans-castes ne pouvant, au mieux, que servir d’intermédiaires.
René Prédal
Jeune Cinéma n°56, juin-juillet 1971
1. Cérémonie secrète (Secret Ceremony, 1968) ; Deux hommes en fuite (Figures in a Landscape, 1970).
2. Gypsy (1958), inédit en France et qui n’a jamais reçu aucune récompense, a pour sujet les rapports de classe. The Servant (sélectionné à la Mostra de Venise 1963), Accident (sélectionné au Festival de Cannes 1967, Grand Prix du Jury), comme The Go-between (Palme d’or 1971) ont tous trois été réalisés à partir de scénarios de Harold Pinter d’après des romans.
Le Messager (The Go-Between). Réal : Joseph Losey ; sc : Harold Pinter d’après le roman de Leslie Poles Hartley (1953) ; ph : Gerry Fisher ; mont : Reginald Beck ; mu : Michel Legrand ; cost : John Furniss. Int : Julie Christie, Alan Bates, Margaret Leighton, Michael Redgrave, Dominic Guard, Michael Gough, Edward Fox, Richard Gibson, Simon Hume-Kendall, Roger Lloyd-Pack, Amaryllis Garnett, Joshua Losey (Grande-Bretagne, 1971, 118 mn).