par Claudine Castel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle en compétition au Festival international du film de Locarno 2021.
Sortie le mercredi 19 janvier 2022
Alors que les filles bien nées ne se sont donné que la peine de naître, Nélie Laborde (Lyna Khoudri), une orpheline fille de lingère, est promise à la servitude. Elle a pour tout viatique un livre de Victor Hugo.
Recrutée par la Croix-Rouge - qui la sauve de la rue -, infirmière auxiliaire sur le front de la guerre dans les Vosges, elle accueille une voyageuse égarée entre Bâle et Nancy : Rose Juillet (Maud Wyler). La jeune bourgeoise, protestante helvète, se rend chez une ancienne amie de son père qui vient de mourir. Lors d’une attaque allemande, un éclat d’obus l’atteint et la laisse pour morte. Nélie saisit l’opportunité d’une vita nuova qui lui est offerte, en usurpant l’identité de Rose. Elle se présente chez Éléonore de Lengwil (Sabine Azéma), veuve fortunée, et devient sa lectrice.
Aurélia Georges (1) s’est inspirée du roman victorien The New Magdalen de Wilkie Collins (2), en déplaçant l’action durant la Première Guerre mondiale. Elle élabore un engrenage narratif à suspense, où le plaisir d’être tenu en haleine est corrélé au mélo romanesque, dans l’optique de Nélie. Curiosité et vigilance en éveil, elle s’invente une vie pour trouver sa place dans la grande demeure.
La mise en scène dans l’espace met en évidence l’ordre social, la place des domestiques, celle du fidèle majordome proche de la maîtresse des lieux. Le cadrage et la lumière soulignent la douceur des scènes de lecture, la proximité harmonieuse d’Éléonore et de sa protégée. Le neveu de la famille, pasteur socialiste (Laurent Poitrenaux), dénonce la censure et la propagande guerrière. Il garde une distance ironique avec ce milieu bourgeois et reste le seul à penser en termes de justice et de vérité, malgré son affection pour Nélie, quand Rose Juillet resurgit.
Ce retour confronte Nélie à son imposture, les affres de sa conscience sont perceptibles. Dès leur première rencontre, un abîme sépare Nélie et Rose, qui pense naturelle sa supériorité de classe, et peut envisager le mariage comme échappatoire. La violence des relations sociales régit leurs destinées qui se croisent sans pouvoir coexister. Éléonore parvient à concilier justesse des sentiments et justice sociale, en dépit d’un discernement - dont elle s’enorgueillissait - qui s’avère ici défaillant, "le cœur tenait les rênes", dit-elle, sans se départir du pouvoir que lui confère son statut.
Elle en use pour neutraliser un commissaire de police fraîchement nommé. Elle se débarrasse, moyennant une rente, de Rose, qui s’étonne qu’une femme de son milieu ne soit pas solidaire et ne cherche pas à "ce que justice soit faite". Dans les dernières répliques de Nélie, on entend qu’en restant fidèle à ses origines, elle a conquis, par ses qualités reconnues, sa dignité.
Les personnages féminins, magistralement interprétés par Sabine Azéma et Lyna Khoudri, éclipsent partiellement les rôles des hommes, en retrait, comme un écho de la guerre en toile de fond.
Claudine Castel
Jeune Cinéma en ligne directe
1. La Place d’une autre est le troisième longt métrage de fiction de Aurélia Georges, après L’Homme qui marche (2007) et La Fille et le fleuve (2014). En 2012, elle a coréalisé un documentaire, Le cinéma français se porte bien, avec Stéphane Arnoux, Jean-Baptiste Germain et Chiara Malta, sélectionné par ACID, au Festival de Cannes 2012, et sorti en salles le 22 janvier 2014. Il faisait suite à une polémique sur le financement du cinéma français (Rapport Gomez en 2011, rapport de la Cour des comptes en 2012, tribune dans Le Monde de Vincent Maraval).
2. Wilkie Collins (1824-1889), écrivain anglais, grand ami de Charles Dickens et fameux en son temps avec le Sensation Novel (roman à sensation), genre littéraire anglais de la fin du 19e siècle, précurseur du polar.
William Wilkie Collins, The New Magdalen, 2 volumes, Londres, Richard Bentley, 1873. Passion et repentir, traduction de Éric Chédaille, Paris, Libretto, 2015.
La Place d’une autre. Réal : Aurélia Georges ; sc : A.G. & Maud Ameline, d’après Wilkie Collins ; ph : Jacques Girault ; mont : Martial Salomon ; mu : Frédéric Vercheval. Int : Lyna Khoudri, Sabine Azéma, Maud Wyler, Laurent Poitrenaux, Didier Brice, Olivier Broche (France, 2021, 112 mn).