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Raja (2003)
de Jacques Doillon
publié le dimanche 24 janvier 2016

par René Prédal
Jeune Cinéma n°284 septembre 2003

Sélection officielle de la Mostra de Venise 2003

Sortie le mercredi 3 septembre 2003


 


L’histoire du colon d’âge mûr (Pascal Greggory) qui séduit une jolie Arabe à peine pubère (Najat Benssallem), tout le monde la connaît en Afrique du Nord : un classique, un cliché. Sinon, que la misère d’aujourd’hui prenant le relais du pouvoir colonial d’hier pour faire perdurer les choses, Fred et Raja redoutent tous deux de s’installer à leur tour dans cette situation, d’autant que Fred n’est pas si vieux - le chœur des jeunes filles lui donne dans les 45 ans - ni Raja si jeune (19 ans). Cette dernière, poussée par la faim, pratique en outre une prostitution d’occasion qui l’éloigne de l’image de la vierge réservée, encore beaucoup utilisée aujourd’hui, semble-t-il, dans les maisons de passe marocaines. Bousculant la légende, la réalité s’engage donc bien mal, et si le spectateur, charmé par les premières images de maisons sombres donnant sur de frais patios, pense retrouver là le décor propice au cinéma d’alcôve de Jacques Doillon, à son intimisme caché et secret, il va lui falloir assez rapidement changer de point de vue.


 


 

Il y est d’ailleurs engagé par une déroutante scène d’ouverture évoquant celle qui termine (presque) Petits frères (1999) et sa parodie d’épousailles. Mais ici quelque gêne s’installe dans les fous rires de la jeunesse, et la "comédie de mariage" n’ira pas à son terme pour ces deux grands invalides du sentiment, empêtrés, non seulement dans les incohérences du cœur, mais aussi dans les interférences constantes du corps social et la loi de l’argent, le dirham qui pourrit tout. On est loin en effet de l’épure du bateau vide dans La Pirate (1984) ou de la solitude à deux dans Comédie (1987). Le mouvement des sentiments est constamment contrecarré par les exigences matérielles, les méfiances individuelles et l’affrontement des clans.


 


 

Si bien que, si les images soulignent joliment l’attirance des corps, les esprits ne s’accordent pas et les manœuvres du paraître auront raison des élans de l’être. Tout n’est qu’essais avortés, incompréhensions et scènes qui se retournent pour changer de sens et finir à l’inverse des intentions des deux protagonistes. La langue fait non seulement barrage, mais favorise mensonge et perfidie (ce sont bel et bien les mauvaises traductions intentionnelles des deux cuisinières jalouses qui font échouer l’intrigue), le cinéaste s’en servant lui aussi (sous-titres ou non sous-titres) pour jouer avec le spectateur, qui, comme Fred et Raja, comprend ou ne comprend pas ce qui se dit selon les moments.


 


 

Jacques Doillon casse souvent le rythme et donne l’impression quasi-physique des pesanteurs et des attaches qui empêcheront les amoureux potentiels de se trouver. Chacun a peur, elle de la misère, lui de la passion, et la guerre des sexes le dispute à la tendresse, Fred rongé par la culpabilité du continental, Raja par sa volonté rageuse de survie. Le réalisateur ressasse, retourne sur le motif, le reprend ailleurs et autrement, rattrape les choses pour les faire aussitôt déraper, multipliant les inserts déroutants et les sinuosités du récit, jusqu’à la douloureuse scène d’amour attendue qui scellera l’échec de leur relation dans la souffrance et les conduites aberrantes de l’un comme de l’autre.


 


 

Fred et Raja n’auront pas été à la hauteur de leurs aspirations profondes. Dans un univers où les compromissions sont de règle, ils n’auront pas eu assez d’audace pour défier le sens commun dévoyé et aller à contre-courant en se faisant confiance. Dans les sentiments aussi, la médiocrité impose ses lois. Mais si la "leçon" ne sera sans doute pas profitable à Fred, dont c’est peut-être le dernier essai d’engagement sentimental, Raja, elle, aura certainement beaucoup appris. Pour la première fois, elle a ressenti ce que pouvait être un véritable amour, jusqu’alors elle n’avait connu que le sexe tarifé et une connivence ambiguë avec Youssef qu’elle laisse l’exploiter. Cette fois elle a joué et perdu par inexpérience et méfiance. Mais elle a essayé de se bagarrer contre la fatalité de sa condition. Sa vigueur et ses exigences sont peut-être de bon augure. Pour elle, il y a encore un avenir.

René Prédal
Jeune Cinéma n°284 septembre 2003


Raja. Réal, sc : Jacques Doillon ; ph : Hélène Louvart ; mont : Gladys Joujou ; mu : Philippe Sarde ; cost : Emma Bellocq. Int : Pascal Greggory, Najat Benssallem, Ilham Abdelwahed, Hassan Khissal, Ahmed Akensous (France, 2003, 112 mn).



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