Annecy italien 2003, 30 septembre-10 octobre 2003, 21e édition
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°286 décembre 2003
Il Compagno americano (Le Camarade américain, 2002) de Barbara Barni.
Un film désopilant, une comédie des erreurs fondée sur des quiproquos dignes de Feydeau. Cinecittà, en 1940, entre guerre et paix, prépare dans le plus grand secret une production en couleur ; motus vis-à-vis des Allemands qui pourraient bien devancer l’Italie. Secrète également l’arrivée d’un jeune révolutionnaire, au nom codé de Hogan, muni d’une valise pleine de tracts et de drapeaux rouges. Cinecittà attend un spécialiste américain, c’est Hogan qui se présente et le rouge des drapeaux fait office d’échantillon couleur.
Une joyeuse satire des studios italiens à l’heure des téléphones blancs, des pyramides en stuc, des starlettes sophistiquées : une traductrice amoureuse invente un double sens langagier, des paysans s’encolèrent contre un étranger qui prêche la révolution. Un superbe plan "néoréaliste" des paysans armés de fourches est pris à contresens : l’image s’avère polysémique et la "vérité", sujette à caution. Une belle leçon de cinéma offerte par Barbara Barni.
Il posto del ‘anima, de Riccardo Milani, pourrait s’intituler Trois camarades. Le film concerne un thème actuel, le drame d’ouvriers licenciés pour cause de fermeture.
En fait le film est touffu comme la forêt, le lieu de l’âme d’Antonio d’où il apercevait, enfant, errant dans une vallée, des ours solitaires. Trois histoires de familles bouleversées par la situation des pères, trois manières de refuser l’inéluctable. Un épisode tragi-comique retrace l’odyssée des trois camarades partis pour New York protester contre la fermeture de leur usine. Antonio, dans un anglais teinté de rugosité dialectale, fait l’appel des morts par accidents arrivés dans l’entreprise. "Les faits n’ont rien à voir avec la rhétorique", répond le représentant bien élevé de la multinationale. On retrouve les trois licenciés affairés, avec la même passion, à trimbaler la sainte locale à l’heure de sa fête.
Segreti di stato, le passsionnant film brechtien de Paolo Benvenuti, est la revisitation du procès de Viterbe, où fut attribué au bandit Salvatore Giuliano le massacre perpétré le 1er mai 1947 à Portella della Ginestra.
Le voyage dans les cercles infernaux des mensonges et des faux-semblants accumulés par les mandataires du massacre, CIA, Vatican, État italien, a pour guide l’avocat de la défense, joué par Antonio Catana.
L’un des accusés, le second de Giuliano, condamné en appel, et menaçant de dénoncer des gens haut placés, fut assassiné dans sa prison - hypothèse logique - par ces mêmes gens haut placés. La recherche de Benvenuti dans les archives de Rome, de Palerme et aux États-Unis a duré plus de sept années.
Le film dure moins de deux heures et les partis pris de l’auteur sont les suivants :
* 1° ne jamais formuler des réponses aux questions posées, mais se borner à dénoncer les faux-semblants ;
* 2° ne jamais visualiser les faits de Portella della Ginestra ;
* 3° interdire tout effet d’expression aux acteurs, les faire jouer "comme s’ils lisaient" ;
* 4° mener l’enquête à partir du bas, en écoutant les accusés et non les accusateurs.
En cela, Benvenuti suivait la méthode de son ami et maître Danilo Dolci, qui, au cours d’un séjour en prison, avait rencontré des mafieux proches de Giuliano, qui lui avaient rapporté ce qu’ils disaient avoir vu.
Deux faits sont pourtant donnés comme "vrais" au début du film.
Un émissaire du gouvernement donne à un prisonnier l’ordre secret de liquider Pisciotta. Une lettre qui porte le sceau de Scelba (1), certifie "la confiance du Premier ministre en Monsieur Pisciotta" et sa garantie.
Au finale, le film montre l’avocat, venu sur le terrain à Palerme, qui escalade avec quatre témoins du massacre les pentes du Monte degli Albanese. Il vérifie qu’à l’heure du crime, le soleil empêchait de voir les assassins qui tiraient d’en haut, ce qui innocentait Giuliano. Même démenti apporté par le nombre de douilles recueillies, plusieurs centaines, que les onze "bandits" de Giuliano n’auraient pas pu tirer.
On suit le travail de recherche et de réflexion de l’avocat. Celui-ci se sert pour ses découvertes et ses hypothèses de dessins, de plans au tableau noir, de tasses et de verres reproduisant sur une table la position des témoins oculaires, de Giuliano, de personnes jamais mentionnées au procès. Un jeu de cartes va même jusqu’à donner d’hypothétiques connexions entre le gouvernement, des prêtres et d’autres. Tout cela ouvrant des possibilités et dénonçant les cartes pipées. La seule certitude est que le procès est à réouvrir, ce que Benvenuti espère possible. Le scandale et les réactions provoqués par le film à Venise prouvent que la tâche sera ardue.
Gente di Roma de Ettore Scola a clôturé le festival.
Scola a réussi à traduire et la multiplicité fourmillante des habitants et la cohérence d’une ville, en mélangeant en un tissu serré les choses vues et les séquences imaginées, les esquisses et certains épisodes lourds de développements possibles.
Il s’est armé de contraintes. Rome est filmée de l’aube à la nuit avancée.
L’espace est mesuré par le trajet d’un bus, direction la gare Tiburtine. Un fil conducteur aux fonctions diverses : comme par les portes d’une scène antique, l’un en sort, l’autre y monte et le décor défile, jardins de place de la République, rives du Tibre, cimetières aux statues grotesques.
Les gens de Scola sont ceux qui prennent le bus, ceux de 5 heures du matin, ceux de 9 heures… L’image initiale donne le ton : une ménagère, dans la pénombre d’une cuisine tend un paquet, à son mari. L’homme au paquet (la gamelle de midi) rejoint son collègue au jardin : "Tu lui as dit ? Non".
La perte du travail, qu’on cache à sa femme : c’est le premier emblème de la diversité, le thème du film.
L’ordonnance est celle de l’opéra : chaque duo prélude à une séquence chorale. La plus hilarante se joue au Capitole, siège de la mairie. Les gens de Rome y sont au travail, les grands de ce monde y sont absents ou statufiés, César et le balai, la Louve noire et un torchon, un joyeux drille, un ténor pour rire, récite le monologue de Brutus.
Les grands absents du film sont les gens au pouvoir, les importants de Rome, escamotés.
Comme les duos qui se font écho, la scène du Capitole renvoie à celle de la grande manifestation, immense, bruyante, teintée des drapeaux rouges, une séquence chorale aux deux sens du mot, on y chante, on se presse, on s’y perd. "Nous sommes le peuple" pourrait proclamer un tract ou une affiche et tout en haut sur la tribune une voix anonyme exige pour les Mouvements alliés à la gauche le droit à la diversité. Elle sera, cette diversité, déclinée dans toutes ses acceptions, celle des émigrés, de la petite écolière trop grosse, celles des vieux solitaires ou promis a l’enfermement et celle du timide.
Dans la séquence de la manifestation, on retrouve le Scola témoin, qui se faufile, choisit, prend du recul, incruste deux personnage, la mère et l’enfant, et suit un groupe de manifestants qui s’engouffrent au son de Avanti a popolo dans une tente, où l’on projette… la finale du match de foot. "Le comique sera amer" avait averti Scola présentant son film. Le village gay jouxte la fête, les hommes en travesti, les femmes au naturel ; deux amoureuses ; une troisième apparaît, entraînant comme toujours infidélité et jalousie.
Au terme, la nuit et ses contrastes : un vieux sans abri tassé sur le rebord d’une fontaine, les dieux-fleuves de piazza Navona ; une calèche apparaît, en descend un homme élégant, en habit de soirée, très vieux lui aussi. Il s’assoit près de l’autre : "Bonsoir, Toni". Un moment d’utopie dans l’amertume du constat. On sort de la salle et dans la nuit d’Annecy, des images se mettent à pleuvoir dans nos têtes, comme écrivait Dante dans son Purgatoire.
La ménagère d’Une journée particulière et les trois amis séparés qui s’étaient tant aimés, et, encore plus lointain, le buste en mie de pain que Toto, dans Toto e Carolina, de Steno et Monicelli, modelait pour son commissaire de police, un Arnoldo Foa encore tout jeune que Scola nous a permis de retrouver en vieillard terrorisé par l’approche de l’asile.
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°286 décembre 2003
1. Scelba fut le Premier ministre de la restauration anticommuniste, qui créa les fameuses brigades motorisées, qui tuaient les manifestants.