par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°413-414, février 2022
Sortie le mercredi 9 mars 2022
Les "Pinçon-Charlot", plus précisément, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, s’ils ne sont pas forcément très connus du grand public, sont, en revanche, bien identifiés par le milieu de la recherche sociologique (notamment la nébuleuse de Pierre Bourdieu), et bien observés et critiqués par les médias, comme les spécialistes des classes supérieures et de la ségrégation urbaine. Tout particulièrement à partir de 1989, année de leur premier ouvrage écrit ensemble. (1)
Basile Carré-Agostini, avec son expérience cinématographique (photo, son, montage), et après un premier documentaire en 2006 (2), préparait la réalisation d’un deuxième. Tout documentariste est un peu ethnographe, et il comptait sur les Pinçon-Charlot pour l’aider à comprendre "comment on trouve le courage de continuer à lutter quand on voit le monde qu’on rêve s’éloigner chaque jour un peu plus". Le sentiment d’appartenir à une Histoire durable lui échappait encore.
Monique Charlot et Michel Pinçon, les deux sociologues du CNRS, inséparables et en constante interaction, qui décrivaient et analysaient "le monde des riches", y étaient bien tolérés tant qu’ils décrivaient leurs généalogies, leurs rallyes et leurs chasses à courre. L’aimable visite que leur rend le ci-devant comte Denis de Kergolay, président du cercle de l’Union interalliée, atteste à la fois de cette tolérance et de la permanence de l’ascendance des élites. À leur retraite, en 2007, les Pinçon-Charlot s’étaient lâchés, ils poursuivaient leurs travaux en ajoutant les dénonciations justifiées par leur constats.
Quand le mouvement des Gilets jaunes a commencé, en octobre 2018, les Pinçon-Charlot furent éblouis par le surgissement médiatique de ce sur quoi ils travaillaient depuis 20 ans : la lutte de classes, Macron, président des riches (3)... et Basile Carré-Agostini comprit l’actualité de son projet avec eux.
Ils racontent tout ça, on les voit à la Fête de l’Huma, à un meeting de Philippe Poutou à Bordeaux, dans leur petite maison de banlieue avec sa porte d’entrée vitrée renforcée d’un léger décor de fer forgé, dans leurs fauteuils, leur cuisine, leur chambre, où ils regardent la télé en se tenant la main.
"C’est grâce à toi que je suis devenue ce que je suis je suis. Et toi ?", dit Moniquette. Michelou ne se laisse pas prendre au piège : "Nous sommes ce que nous sommes grâce à nous". Et on veut bien croire qu’ils n’auraient pu faire ce travail qu’ensemble, avec la double légitimité de leurs ascendance bourgeoise pour l’une et ouvrière pour l’autre.
"Notre force, dit une militante des Ronds-Points au moment du ressac, cette révolte, on ne sait ni quand, ni comment elle surgit, tous les 50 ans peut être, mais les organisations syndicales, les partis ne nous ont pas vraiment soutenus."
Un prochain film de Basile Carré-Agostini nous en dira peut-être plus sur les conditions dans lesquelles les révoltés ont pu, dans l’Histoire, bénéficier de l’expérience des révolutionnaires … tout en gardant quelque contrôle de la situation, après la victoire.
Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°413-414, février 2022
* Ne pas confondre avec À demain, mon amour (See You in the Morning) de Alan J. Pakula (1989).
** Michel Pinson (1942-2022) est mort le 26 septembre 2022.
1. Leur premier ouvrage écrit à deux : Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil, 1989. Par la suite, ils n’ont plus écrit séparément.
2. Cinq Hommes et un Garage (2006) est le premier documentaire de Basile Carré-Agostini.
3. Cf. Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot, Le Président des ultra-riches. Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron, Paris, La Découverte, 2019.
Leur dernier ouvrage : Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot, Notre vie chez les riches. Mémoires d’un couple de sociologues, Paris, La Découverte, 2021.
À demain, mon amour. Réal, sc, ph : Basile Carré-Agostini ; mont : B.C.A. & Clémence Carré ; mu : Stéphane Larrat (France, 2021, 92 mn). Documentaire.