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Satyricon (1969)
de Federico Felllini
publié le mercredi 9 février 2022

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°44, février 1970

Sélection officielle de la Mostra de Venise 1969.
Prix Pasinetti du meilleur film italien à Federico Fellini

Sorties le vendredi 19 décembre 1969 et le mercredi 9 février 2022


 


"Satyricon, nous répète Federico Fellini, ce n’est pas un film de reconstitution historique, ce n’est pas une adaptation de Pétrone, c’est un film d’aventures. Oubliez la romanité et laissez-vous porter par les images". Bon.


 


 


 

Un film d’aventures. Deux jeunes et leur "giton" (1), Encolpe et Ascylte, deux jeunes sans qualités visitent en touristes les quartiers pauvres ou riches d’une civilisation disparue : les bordels, les banquets, les villas des nobles, les cales de généraux dépravés, les coulisses de théâtre. Ils se disputent leur giton, connaissent toutes les formes d’amour, courent toutes sortes de dangers, fréquentent des généraux, des acteurs, des esclaves, un vieil intellectuel poète. Finalement, avec de grands noirs rieurs surgis de l’océan, ils quittent ce monde bizarre et s’embarquent pour d’autres aventures.


 


 

Comme Jacques et son capitaine chez Diderot (2), ils parcourent un monde où sont représentées toutes les classes sociales : esclaves et maîtres, intellectuels et bourgeois, et jusqu’à ces paysans misérables qui rêvent devant l’hermaphrodite enfant à on ne sait quel âge d’or. Ils sont vagabonds, témoins toujours passifs, presque toujours indifférents. Ces aventures ne les touchent pas, ne les transforment pas, les coups les plus mortels ne les marquent pas. Quand l’un disparaît ou meurt, l’autre s’en va, toujours indifférent.


 


 

Il en est de même pour le spectateur. Nous n’éprouvons ni curiosité pour le déroulement de ces aventures, ni crainte ou pitié pour ces malheurs, nous ne cherchons à y lire aucune signification. Il faut arriver à la dernière séquence du film pour qu’un sens se dégage et rétrospectivement pénètre le film entier. Au bord de la mer, Encolpe l’étudiant rencontre une dernière fois Eumolpe le poète. Celui-ci est mort et déjà puant, et a promis son héritage à qui veut bien le manger, Encolpe s’en va, alors que, déjà, les autres, au prix de quelques nausées, s’apprêtent à consommer le cadavre.


 


 

Bizarrement le film de Federico Fellini se termine en une fable proche de celle des frères Taviani et de Pier Paolo Pasolini. Comme les jeunes du Signe du scorpion, Encolpe s’embarque vers un continent nouveau et laisse l’île en proie aux morts. Comme le corbeau de Gros oiseaux, petits oiseaux, le vieux professeur s’offre en cadavre au repas. Les professeurs, on le sait, sont faits pour être mangés à la sauce piquante, mais quel assaisonnement pourrait couvrir la puanteur du vieux monde ? Fable donc par trop transparente, on la traverse trop vite, intéressante par l’idée, mais qui se rappelle le visage d’Encolpe ou les propos d’Eumolpe ? Ceux de Nino et de Totò, les plumes noires du vieux corbeau, jusqu’à voix sentencieuse sont encore présents à la mémoire. C’est sans doute que Pier Paolo Pasolini s’identifiait à cet intellectuel au mandat expiré, tandis que Federico Fellini se désintéresse manifestement de cet Eumolpe qui regrette Homère et ne se passionne que pour une citation de Lucrèce (3).


 

Restent alors les images. Beaucoup nous renvoient à nos souvenirs d’école. Cette insula de Suburre, cubique comme les villes de Lyonel Feiniger (4), ou ce visage de vieille entremetteuse blanchie à la craie comme une fresque écorchée. D’autres, par leur bizarrerie, flottent entre nos souvenirs et nos rêves. Nous n’aurions jamais imaginé, à partir du texte de Pétrone, cette silhouette de Vernacchio lançant pets et lazzi, ni ces rapsodes grecs aux accents étrangers.


 


 

Mais on n’attend pas d’un film de Federico Fellini qu’il remette simplement en question nos souvenirs et renouvelle l’imagerie de notre culture classique. Et en effet ce qu’il nous tend, à travers ses images, c’est quelque chose de très personnel, de très intime, un peu caché par la surabondance et l’énormité : l’obsession des gouffres et des creux. À Suburre, chez Trimalcion, sur le bateau de Lycea, tout se passe au fond des caves, des cales, des carrière, jusqu’aux pentes du Vésuve ou les plaines de la mer que le ciel couvre comme d’une coupole.


 


 


 

Et dans ces cavernes les héros n’en finissent plus de rencontrer la mort et de tenter d’aimer, mort et amour toujours avortés, chaque combat virant en étreinte, chaque étreinte demeurant vaine. Et ceci sans fin jusqu’à l’avant-dernière séquence, celle où Œnotea, mage et mère, enfante le feu, et rend à Encolpe sa virilité perdue. Le cycle de l’amour et de la mort s’arrête alors, et le héros libéré quitte le vieux monde.


 


 

Tout le film respire une atmosphère de fin de monde, d’écroulement. Dans ces paysages gris rien ne vit, ne pousse, ne bouge. Au finale seulement apparaît la mer, une vraie mer avec des grosses vagues, et on se rappelle alors ce cheval blanc qui surgissait de l’écroulement de Suburre. Le film a été interprété comme une parabole politique sur le vieux monde et son refus par les jeunes. À ce niveau, il reste peu convaincant.


 

Mais témoignage sur Federico Fellini lui-même et ses fantômes familiers, une fois parcouru le long détour qui devait faire croire qu’il avait pris ses distances avec eux, le Satyricon-Fellini nous touche assez profondément.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°44, février 1970

1. Giton est un personnage de Pétrone, interprété par Max Born. Le mot, devenu nom commun, désigne un jeune homosexuel entretenu.

2. Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot, écrit entre 1765 et 1784, date de sa mort, est un dialogue philosophique paru en roman en 1796.

3. Sous le Signe du scorpion ((Sotto il segno dello scorpione)) de Paolo & Vittorio Taviani (1969).
À la fin de Des oiseaux, petits et gros (Uccellacci e uccellini) de Pier Paolo Pasolini (1966), Totò et Ninetto Davoli, au bout de leur voyage, tuent et mangent le corbeau qu’ils ont rencontré, désigné comme figure de l’intellectuel de gauche.

4. Lyonel Charles Feininger (1871-1956), peintre, graveur, caricaturiste et photographe d’origine allemande, né et mort à New York, a étudié et travaillé en Allemagne où il a été lié au Bauhaus, jusqu’à ce qu’il soit obligé de s’exiler en 1937.


Satyricon (Fellini Satyricon). Réal : Federico Fellini ; sc : F.F., Bernardino Zapponi & Brunello Rondi, d’après l’œuvre attribuée à Caius Petronius Arbiter, dit Pétrone, traduction de Luca Canali ; ph : Giuseppe Rotunno ; mont : Ruggero Mastroianni ; mu : Nino Rota ; déc : F.F., Danilo Donati & Luigi Scaccianoce ; cost : Danilo Donati. Int : Martin Potter, Hiram Keller, Max Born, Magali Noël, Alain Cuny, Lucia Bosè, Capucine, Salvo Randone, Fanfulla, Donyale Luna, Tanya Lopert, Gordon Mitchell, George Eastman (France-Italie, 1969, 124 mn).



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