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Ciment, Michel & N.T. Binh (livre)
Le Cinéma en partage II (2014) (rebond)
publié le mardi 13 février 2018

À propos de la critique et de Michel Ciment.

par Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°375-376, automne 2016


 


"La critique" peut malaisément être codifiée : elle, qui souhaite proposer des règles, est la première discipline artistique à les fuir. Quel rapport, il faut l’admettre, entre les gloses sur une peinture, les jugements concernant un livre, les propos sur un film ? Quoi de commun entre une pièce de théâtre du répertoire et une création inédite ? Entre une note de quelques lignes et, sur le même titre, une fiche documentaire de plusieurs pages ? Est-il judicieux de demander à l’auteur ce qu’il a voulu dire - on le fait couramment pour le cinéma, beaucoup moins pour le roman.

En somme, la grande règle semble être qu’en la matière, aucune règle n’est de mise : pourtant, chacun voit bien que parler d’autre chose que de ce dont on est censé rendre compte, à la Paul Léautaud, ou au contraire expliquer patiemment les tenants et aboutissants d’une œuvre à des lecteurs qui tiennent à en savoir plus, sont deux conduites qui ne relèvent pas du même exercice.
Aligner des boutades ou faire un exposé exhaustif, écrire dans un petit journal ou dans une grande revue, dire deux phrases au cours d’un débat ou construire un commentaire de plusieurs heures : recouvrir le tout du qualificatif identique "critique" est abusif.
Achevant, pour ma part, de rassembler soixante ans de "critique de cinéma", je constate que si le créateur obéit - plus ou moins - à ses pulsions, le critique, lui, serait plutôt confiné dans le champ du triomphe de la volonté !) Chacun ses goûts, certes... mais tentons de rester entre amateurs de ce qui, à la suite d’une œuvre, apprend, développe, construit et laisser à penser. Par exemple, quelques mots au sujet du Cinéma en partage de Michel Ciment.

Au pied du mur... me voilà fort embarrassé, m’étant rarement trouvé d’accord à ce point - neuf dixièmes ou quatre-vingt-dix-neuf centièmes ? - avec un auteur.
Il répond ici aux questions complices de N.T. Binh, une plume chevronnée de Positif.
Que faire d’autre qu’acquiescer quand il dit : "Je ne pense pas - et Bernard Chardère qui a fondé Positif en est témoin - qu’il y ait un hiatus ou une opposition entre l’éditorial du premier numéro de Positif et celui du n°660".

Ou encore :

"Le mouvement de Mai 68, le côté libertaire, la revendication de l’amour fou prônée par Ado Kyrou, l’humour, la subversion, une forme d’anarchisme, la critique des institutions, la culture populaire, les graffitis, tout cela plaisait énormément à Positif. "

Quelles différences trouver ? Peut-être quand il avoue préférer aujourd’hui les conférences aux articles, alors que l’étudiant rétif que je fus est demeuré allergique à l’oral, tant j’avais l’impression d’aller quatre fois plus vite en lisant qu’en écoutant.
Mais comment ne pas envier ce cadet d’une décennie ?
Quand je dévorais Morales du Grand Siècle, il avait son auteur, Paul Bénichou, comme maître. Idem pour Vivants piliers de Jean-Jacques Mayoux. C’est Gilles Deleuze qui lui a donné le judicieux conseil de ne pas passer sa thèse, parce qu’une fois professeur, il verrait se multiplier les tâches administratives. Aussi a-t-il pu garder vivace "le plaisir d’enseigner". "La transmission est le principe de toute ma vie."
Une vie bien remplie, de la meilleure pédagogie, à travers la radio (Le Masque et la Plume et Projection privée) ; les documentaires (Billy Wilder, Elia Kazan, Joseph L. Mankiewicz, Francescco Rosi) ; les festivals (Cannes, Venise, Berlin et les autres) ; les livres (Eric Stroheim, Lang, Rosi, Kazan, Losey, Kubrick, Boorman, Schatzberg, Angelopoulos, Jane Campion ; Positif bien sûr (la revue sans rédacteur en chef).

Mais le mieux ne serait-il pas de lui laisser la parole, pour son autoportrait.

"Je fréquentais plusieurs librairies, surtout la Fontaine, en face des jardins du Luxembourg, et le Minotaure, rue des Beaux-Arts, dirigé par Roger Cornaille, un lieu de rencontres."

"Je plains un peu ceux qui ont commencé à aimer le cinéma à travers les cours à l’université, avec Duras, Godard et Straub."

"Il y a plus de vigueur, de singularité et d’audace dans La Traversée de Paris, pour évoquer l’Occupation, que dans Le Dernier Métro. "

"J’ai toujours pensé qu’il n’y a rien de plus destructeur que les convictions fanatiques, que l’idéal utopique d’une vie et d’une société parfaite. […] Je me suis toujours méfié du monisme, en philosophie, c’est à dire des gens plus lesquels il n’y a qu’une seule expression de la réalité."

"On dit qu’en début des années 1960, c’est la Nouvelle Vague qui a tout bouleversé, mais pour moi - qui avais beaucoup aimé À bout de souffle, contrairement à Positif, ainsi que Les 400 Coups - c’était surtout Francisco Rosi, avec Salvatore Giuliano, puis Main basse sur la ville. C’était Huit et demi de Fellini et Le Guépard de Visconti. C’était Le Fanfaron de Dino Risi, Le Lit conjugal de Marco Ferreri. C’était Il posto de Olmi et Journal intime de Zurlini."

"La théorie des auteurs date des années 1920 : elle affirme que dans le meilleur des cas - et c’est ce que je crois - le metteur en scène est l’auteur dominant d’un film […] Pour les critiques des Cahiers du cinéma, il s’agissait d’une "politique" et non pas d’une "théorie" (Andrew Sarris traduit en Amérique : theory et non policy) : la dernière œuvre est obligatoirement la meilleure, le moins bon film d’un "auteur" sera toujours meilleur que le meilleur film d’un "artisan". Ça a vraiment été une politique au sens où l’objectif du discours politique est toujours de promettre ce qu’on ne donnera pas, une stratégie de pouvoir."

"Je suis très sceptique sur le rôle de la critique quant à dicter ce que doit être le cinéma. Elle ne peut pas dire que dorénavant le cinéma doit être atonal ou mélodique, déconstruit, optimiste... Sinon, on aboutit à ce qui s’est passé un moment en peinture, où des critiques ont décrété que la peinture ne pouvait plus être qu’abstraite, que le figuratif n’existait plus."

"Il y a de moins en moins d’esprit critique. On baigne dans une sorte de fadeur médiatique, un consensus où tout le monde dit du bien d’à peu près tout le monde, où l’on fait de la promotion plus que de la critique […] Il y a moins d’idéologie aujourd’hui."

Comme le temps passe ! (grand thème lyrique, difficile à prendre à la rigolade).

"Tu ne t’occupes plus beaucoup de Positif, m’avait dit un jour Éric Losfeld - c’était la traduction de "Terrain vague" en flamand - mais il y a quelqu’un que vous tous devriez voir. Il passe à la librairie de temps en temps ; en présence d’un opposant - ça arrive, même ici ! -, il mène une discussion d’enfer, pied à pied, sans rien céder : un vrai plaisir à entendre. Voyez-le".
C’est ainsi que pour la première fois, j’entendis parler de Michel Ciment.
Comme quoi un éditeur, c’est quelqu’un qui prédit l’avenir.

Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°375-376, automne 2016

* Cf. aussi "Le cinéma en partage I," Jeune Cinéma n°363, décembre 2014


Michel Ciment, Le Cinéma en partage. Entretiens avec N.T. Binh, + un DVD, Paris, Rivages, 2014, 416 p.



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