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Védrès, Nicole (1911-1965)
Une vie, une œuvre
publié le jeudi 14 février 2019

Le plaisir de l’intelligence
par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°382-383, automne 2017


 


Parmi la jungle que constitue désormais le programme de Il Cinema Ritrovato - vingt-deux sujets abordés au fil des trois grandes sections, La macchina del tempo, La macchina del spazio et Il paradiso dei cinefili -, une petite place avait été accordée à Nicole Védrès, sous la direction éclairée de Émilie Cauquy et de Bernard Eisenschitz. (1) Bonne occasion de revenir en quelques mots sur cette franc-tireuse dont le nom n’évoque plus grand-chose, sinon un titre dans l’histoire du cinéma français, Paris 1900.


 

On ne peut pas dire que l’arbre Paris 1900 (2) ait caché la forêt de l’œuvre de sa réalisatrice, dans la mesure où cette œuvre se réduit à deux courts et à un second long métrage, le tout expédié entre 1948-1953. Qu’une filmographie aussi minuscule fasse l’objet, soixante-quatre ans plus tard, d’une rétrospective dans un festival du calibre de celui de Bologne, indique son importance. Certes, il y a Jean Vigo, dans le genre météore éclairant son siècle, mais c’est bien tout. Il n’est pas question pour autant d’établir une équivalence entre les deux V. Nicole Védrès était une dilettante, sérieuse, comme tous les vrais dilettantes, mais pour qui le cinéma n’était pas un absolu. Journaliste et romancière, elle le pratiqua comme un des Beaux-Arts et lorsqu’elle comprit que les structures de la profession ne lui permettraient pas d’en faire plus, elle revint à la littérature, où elle connut la notoriété qu’elle méritait.


 

Son entrée en cinéma se fit par hasard. Elle était journaliste avant-guerre (elle était née en 1911), et ce ne sont pas ses livres publiés sous l’Occupation - Un siècle d’élégance française (1943) -, ni dans l’immédiate après-guerre - La Sculpture en France depuis Rodin ou Le Théâtre de la mode, parus tous deux en 1945, qui allaient lui ouvrir la voie des écrans. En revanche, cette même année 1945, son Images du cinéma français, composé grâce aux collections de photos de la Cinémathèque française, fut une réussite étonnante, de la part d’une non-spécialiste. Sans préoccupations d’historienne, elle avait réuni, parmi le fonds Langlois, quelques centaines de photos choisies non par chronologie mais par rapprochement, établissant un classement très éclairant, selon une proximité thématique et non plus historique.


 

L’ouvrage fut suffisamment remarqué pour que Pierre Braunberger confie à Nicole Védrès la réalisation d’un montage de bandes comiques françaises d’avant 1914. Mais la recherche des documents, effectuée par son assistant Alain Resnais (son premier travail officiel) bien au-delà des seuls courts métrages comiques, s’avéra si fructueuse que le film prit une autre allure, et devint, à la place d’une simple anthologie, le panorama de toute une époque, si improprement dénommée la Belle. Entre premières vues Lumière, Exposition universelle, beaux quartiers et vie populaire, célébrités fugaces ou pérennes, les choix de Nicole Védrès contribuèrent à faire de Paris 1900 un petit chef-d’œuvre d’observation sociologique, dressant un tableau, à la fois attendri et critique, de la société parisienne de la fin du 19e siècle - on sait que le 20e ne commença véritablement qu’en 1914, et le film s’achève sur les trains quittant la gare de l’Est, chargés de soldats à destination du front.


 


 


 


 

Paris 1900 ne ressemblait à rien de connu, ce n’était pas un portrait à vif d’une ville, comme le Berlin de Walther Ruttmann en 1928 ou le Paris de André Sauvage à la même date, mais une évocation subtile d’une courte période, dotée d’un commentaire qui n’était ni descriptif ni didactique, mais élégant et caustique. Du Chris Marker, quasiment, (d’ailleurs, Yannick Bellon était l’une des monteuses) avec quelques années d’avance (2), et cette même impression de capture des "foggy ruins of time". André Bazin avait raison d’y voir une "tragédie du Temps". Un tel film aujourd’hui, même récompensé, comme il le fut alors, du prix Louis-Delluc et du prix Méliès, tiendrait, dans le meilleur des cas, quelques semaines dans une salle parisienne. L’indispensable Ciné-passions de Simon Simsi nous apprend que Paris 1900, présenté en mars 1948, a rassemblé 1 250 584 spectateurs (dont 523 406 dans le seul Paris). On croit rêver…


 


 


 


 

Sans mollir, Nicole Védrès enchaîna immédiatement avec un autre projet, plus ambitieux, non plus exploration d’un passé déjà lointain, mais au contraire du présent (et du futur) le plus actuel : à partir d’une trame-prétexte - un jeune provincial pétri d’idées reçues débarque à Paris pour découvrir ce qu’on y pense et ce qu’on y fait -, La vie commence demain permet à ce Candide de rencontrer quelques personnalités, qui, en 1950, figurent parmi la confrérie des porteurs d’avenir. Au fil des 87 minutes, Jean-Pierre Aumont (c’est lui le Huron) va dialoguer avec Jean-Paul Sartre, les Joliot-Curie, Pablo Picasso, Jacques Prévert, Jean Rostand, et André Gide, dernier Nobel français de littérature. Dialogues qui ne sont pas réduits à quelques phrases, mais conversations véritables - celle avec Jean-Paul Sartre, en particulier, est étonnante, et on comprend la fascination que celui-ci put exercer sur ses interlocuteurs. Si le film s’intitule ainsi, reprenant le titre d’un essai publié en 1947 par André Labarthe, directeur de la revue Constellation et qui intervient comme moteur du film, c’est parce que chaque intervenant s’efforce de tirer des salves prospectives : comment voit-on l’avenir immédiat cinq ans après la guerre ? On peut sourire désormais de certaines des prévisions émises, mais le plaisir est constant de découvrir une pensée en éveil, à un moment où la pratique télévisuelle ne l’avait pas encore banalisée et usée.


 

L’Encyclopédie filmée, lancée par les Films du Trident en 1952, était constituée d’une série de courts métrages, qui devait chacun traiter d’un sujet, de la façon qu’il plairait à son réalisateur. Peu de documents existent sur ce projet - ou bien ils nous ont échappé - et les seuls onze films tournés (tous illustrant la lettre A) ne semblent pas avoir été rassemblés. Ce qui est dommage, les signataires n’étant pas n’importe qui - Jean Grémillon, Pierre Kast, Jean Dréville, Carlos Vilardebo, entre autres. Et parmi eux, Nicole Védrès, qui, sur un scénario de Alexandre Arnoux, réalisa Amazone. Très court (4 mn), le film est un montage de documents, qui prend son sujet au sérieux, des héroïnes mythiques de la Grèce ancienne au sein droit coupé pour mieux tirer leurs flèches jusqu’au fleuve sud-américain. Le commentaire en est si brillant (et dit apparemment par l’auteure) qu’on approuve Bernard Eisenschitz lorsqu’il l’attribue à Nicole Védrès plutôt qu’à Alexandre Arnoux, certes bon écrivain, mais dont le style n’atteignait pas ce brio.


 

Enfin, Aux frontières de l’homme (1953) vient compléter sa première rencontre avec Jean Rostand, qui cosigne le scénario et la réalisation de ce dernier court métrage (20 mn). Pas d’alibi fictionnel, le film est un documentaire pur et dur, sur ses recherches et les travaux de Henri Becquerel. Et absolument passionnant, par la clarté avec laquelle le biologiste délivre son discours sur l’évolution de la vie, et ce que l’étude de la parthénogénèse laisse entrevoir. Est-ce le montage de Alain Resnais, le commentaire de Nicole Védrès, l’aisance docte de Jean Rostand ? On est conquis - même si les chercheurs de 2017 ont sans doute déjà exploré bien au-delà du territoire alors délimité, le plaisir de la démonstration demeure intact.


 


 


 


 

L’aventure cinématographique de N.V. s’arrête ici.
Elle va reprendre une plume (qu’elle n’avait d’ailleurs jamais vraiment lâchée), écrire plusieurs romans, participer, à la télévision, au fameux Lectures pour tous de Pierre Dumayet, et surtout collaborer à quelques revues choisies, dont le Mercure de France. Elle y livrera une chronique mensuelle remarquable, sur le tout, le rien et le reste, vus de sa fenêtre de la place de Furstenberg, qui fait d’elle une des meilleures spécialistes du genre, au même niveau que Pascal Pia ou Bernard Frank. Plusieurs dizaines de ces chroniques ont été rassemblées, entre 1958 et 1965, date de sa disparition, dans des recueils : Paris, le…, L’Horloge parlante, Les Abonnés absents, Paris 6e, etc., que l’on peut encore dénicher au hasard des catalogues de libraires. Avis aux amateurs de pointes et d’étincelles. Peu de chance qu’ils soient déçus.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 382-383 [automne 2017]

1. "Bologne 2017 au jour le jour".

2. Paris 1900 est une chronique de la vie à Paris entre 1900 et 1914, réalisé avec les documents d’époque, tous authentiques et extraits de plus de 700 films appartenant à des collecions privées ou publiques en France et à l’étranger. C’est l’un des premiers films achetés par l’Eye Filmmuseum d’Amsterdam. Ce film est l’un des premiers exemples d’une production basée sur des archives et des films retrouvés.

3. "Nicole Védrès, je lui dois tout" in Chris Marker, Marker Mémoire, 1998.



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