home > Films > Lettre d’amour (1953)
Lettre d’amour (1953)
de Kinuyo Tanaka
publié le samedi 19 février 2022

par Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°408-409, été 2021

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1954

Sortie le mercredi 16 février 2022


 


Le sujet de Lettre d’amour rappelle celui du film de Yasujiro Ozu, Une poule dans le vent (1). Kinuyo Tanaka y jouait le rôle principal, celui d’une femme qui, dans le Japon de l’après-guerre, se prostitue afin de pouvoir payer le traitement médical de son jeune fils. Quand son mari rentre de captivité, elle lui avoue ce qu’elle a fait et doit faire face à son incompréhension et à sa colère. La réalisatrice aborde un sujet similaire mais choisit une perspective différente.
Si dans le film de Yasujiro Ozu, la femme est au centre du récit, dans Lettre d’amour, la figure centrale est un homme (Masayuki Mori) qui découvre que Michiko (Yoshiko Kuga), la femme qu’il aime depuis sa jeunesse, a eu une liaison avec un soldat américain.


 

Reikichi, le protagoniste, gagne sa vie en écrivant des lettres adressées par ses clientes, dont de nombreuses prostituées, à leurs amants américains. Il a accepté ce travail à défaut d’avoir trouvé un meilleur emploi dans le Japon encore marqué par les destructions. Il accomplit sa tâche sans cacher son mépris pour les femmes qui vendent leur corps.


 

Tout comme celles-ci, Reikichi est aussi une victime de la guerre mais il a cessé de lutter et s’accroche au passé, un passé pas seulement représenté par la guerre, mais par un amour inachevé. La caméra révèle son détachement de la normalité lentement regagnée après la défaite en l’isolant dans les rues de Tokyo, à nouveau pleines de vie. Le regard de Reikichi, capté en gros plan, qui scrute la foule à la recherche de la femme aimée exprime à la fois solitude et désir.


 


 

Quand Michiko se fait traduire une lettre par Naoto Yamaji (Junkichi Uno), l’ami et l’employeur de Reikichi, ce dernier apprend qu’elle avait eu un enfant - mort entre-temps - d’un Américain, qu’elle implore dans sa lettre de lui envoyer de l’argent. Pris de dégoût devant son attitude, il rejette la jeune femme. Sa conception de l’amour est évoquée dans une scène le montrant devant la statue du célèbre chien Hachiko, symbole de la fidélité absolue.


 


 

L’intransigeance de Reikichi est défiée par Naoto qui fait preuve de compassion envers ses clientes. Michiko ne s’est pas prostituée, mais avait eu une liaison avec un Américain lorsqu’elle était employée par les forces d’occupation. Pour regagner l’amour de Reikichi, elle commence à travailler dans le vestiaire d’un restaurant. Mais son passé lui colle à la peau et même Hiroshi (Juzo Dosan), le frère cadet de Reikichi, doute de ses protestations d’innocence. Le visage de Michiko en gros plan, illuminé par les éclairs d’un orage, exprime ses tourments intérieurs quand elle constate qu’il est trop tard pour changer. Elle s’accroche à la grille du chantier d’un des nouveaux immeubles du Tokyo des années 1950, une image évocatrice de son état de prisonnière du passé.


 

Sous l’influence de Naoto, Reikichi est prêt à pardonner à Michiko, mais c’est surtout sa tentative de suicide qui le confronte à ses sentiments refoulés. Un des derniers plans du film montre le visage pâle de Michiko sur son lit d’hôpital, la tête couverte de bandages, se détachant de la pénombre, une image de pureté retrouvée dans la douleur. Le discours moral du film reste ambigu. Michiko se distingue visiblement des prostituées dépeintes comme vulgaires. Elle est une vraie dame, donc une personne à qui on pardonne plus facilement.
Kinuyo Tanaka intègre ce discours dans une réflexion sur la guerre, le thème de l’innocence et de la culpabilité prenant une signification plus vaste, directement abordée par les dialogues. Ainsi Naoto déclare : "Quiconque est sans péché jette la première pierre. Nous Japonais, nous sommes tous responsables de la guerre Et aujourd’hui nous luttons tous pour survivre. Qui alors jettera la première pierre ?"


 

Ce sont des paroles rares dans les films japonais qui ont souvent déplacé la responsabilité de la guerre vers quelques boucs émissaires. La fin reste ouverte mais réconciliatrice, le dernier plan montre Reikichi en larmes quittant Michiko à l’hôpital. Et Lettre d’amour montre un autre couple en train de se former : Hiroshi et une jeune libraire (Kyoko Kagawa), représentants d’une nouvelle génération libre du fardeau de la guerre et dont l’insouciance juvénile relève d’une innocence rafraîchissante.

Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°408-409, été 2021

* L’actrice Kinuyo Tanaka (1909-1977) a joué dans 116 films. Elle a également réalisé elle-même 6 films, entre 1953 et 1962.
Cf. aussi "Kinuyo Tanaka réalisatrice", Jeune Cinéma n°408-409, été 2021

1. Une poule dans le vent (Kaze no naka no mendori) de Yasujiro Ozu (1948) n’est sorti en salles qu’au Japon. On n’a pu voir le film que dans les cinémathèques (Tours et Paris) et dans les festivals du monde.


Lettre d’amour (Koibumi). Réal : Kinuyo Tanaka ; sc : Keisuke Kinoshita, d’après le roman de Fumio Niwa ; ph : Hiroshi Suzuki ; mont : Toshio Gotô ; mu : Ichirô Saitô. Int : Masayuki Mori, Yoshiko Kuga, Jûkichi Uno, Jûzô Dôsan, Chieko Seki, Shizue Natsukawa, Kinuyo Tanaka, Kyôko Kagawa, Ranko Hanai, Yoshiko Tsubouchi (Japon, 1953, 98 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts