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Gassman, Vittorio (1922-2000) (e)
Entretien avec Andrée Tournès (1975)
publié le lundi 25 avril 2022

Rencontre avec Vittorio Gassman (1922-2000)

Profession : acteur
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 90, novembre 1975


 


Vittorio Gassman, 53 ans, 80 films, 3 mises en scène, une activité au théâtre qui va de celle de directeur de troupe - voir l’expérience du théâtre-cirque -, à la performance de César ou personne, (1) où l’acteur, écrivain et metteur en scène, posait la problématique de l’acteur dans ses rapports avec le public, la critique, sa famille ou le reste de sa troupe.


 

La France l’a découvert après le Festival de Cannes 1975, où son rôle d’officier mutilé et aveugle dans Parfum de femme (2) lui a donné le prix d’interprétation masculine. La critique découvre un génie, on se réfère au lointain Pigeon (I soliti ignoti, 1958) de Mario Monicelli et surtout au Fanfaron (Il sorpasso, 1962) de Dino Risi : l’officier devient un "Fanfaron" aveugle. C’est rattacher le rôle à une série de personnages comiques, et réduire un film assez complexe à une comédie italienne.


 


 

Or Vittorio Gassman joue évidemment le pathétique - et le plus délicat, celui qui se dissimule sous la bravade. De plus, même si on reconnaît, dans Parfum de femme, une tragi-comédie, ou plutôt un mélodrame moderne, il reste a évaluer un finale ambigu où le héros accepte de vivre après avoir assisté au suicide de son compagnon, et où une relation amoureuse prend l’allure de la charité.


 

Si on se rappelle Le Pigeon, Vittorio Gassman y incarnait un des cambrioleurs avec Marcello Mastroianni et Renato Salvatore. C’était une comédie qui reposait entièrement sur un comique de situation, où les acteurs n’étaient que des silhouettes comiques, d’ailleurs ils s’appuyaient sur ces béquilles - le bras cassé pour Marcello Mastroianni, la perruque et le coton dans les joues de Vittorio Gassman - qui permettent à l’acteur de jouer masqué. Le grand acteur c’était Toto en professeur de casse : la leçon de casse sur le toit de l’immeuble était un intermède prodigieux.


 

À la même époque, sortait confidentiellement en France - en province et en ciné-club - La marche sur Rome. Ugo Tognazzi et Vittorio Gassman y jouaient un couple de paumés tentés par le fascisme naissant. Ce dernier y déployait une verve populaire très gestuelle. Qui a vu le film n’oubliera jamais sa course à grandes, enjambées raides dans la scène où les antifascistes le forcent à courir pendant dix kilomètres. Veine populaire, mais portée à l’incandescence dans les deux Brancaleone de Mario Monicelli (3) où Vittorio Gassman joue un rôle magnifique de matamore pouilleux, qui s’en va aux croisades avec une armée de bric et de broc. Devant ce rôle taillé à coups de serpe, les figures de séducteurs hâbleurs des fameuses comédies, même celles des Monstres, paraissent un peu pâlottes.


 

De plus, réduire Vittorio Gassman à un acteur comique suppose qu’on ignore la série de rôles où il incarne des personnages négatifs : le prince fasciste de L’Audience de Marco Ferreri (1972) qui se fait laver les pieds par une femme et entretient un camp d’entraînement militaire clandestin, ou bien son personnage de Scarpia, dans La Tosca de Luigi Magni (1973) où il est durci, maigri, impérieux. Ces rôles sont - à l’autre pôle des grandes figures à la "Brancaleone" - des "rôles de synthèses" comme il dit, des rôles expressionnistes comme l’étaient ceux des acteurs qu’il admire le plus, ceux de Pierre Brasseur.


 

Un film refusé par le Festival de Cannes, sans doute moins brillant que Parfum de femme, mais autrement riche et significatif, Nous nous sommes tant aimés de Ettore Scola (1974) raconte trente années de trois copains. Ils se sont connus pendant la Résistance. L’un devient infirmier d’hôpital, le rôle est joué par Nino Manfredi, l’autre est critique de cinéma et un peu gauchisant, le troisième a fait carrière comme avocat en épousant la fille du patron et en lâchant sa petite amie qu’il avait jadis fauchée à son copain. Ce brave type devenu salaud c’est Vittorio Gassman. Dans une scène assez belle, l’avocat rencontre dix ans après l’infirmier, il fait semblant d’être le gardien du parking où il a garé sa Mercédès, il a peur d’avouer qu’il est devenu riche et a trahi ses origines. Quand les deux autres découvrent la vérité, ils s’éloignent avec mépris. Le personnage du début du film, l’homme "qualunquiste", un peu lâche, mais bon garçon (qui ressemble tant à ses anciens rôles) est devenu un franc salaud.
Grand avocat ou prince fasciste, policier ou industriel, dans Au nom du peuple italien de Dino Risi (1971), c’est la même image de l’Italien fasciste. Nous sommes très loin des comédies où le talent de l’acteur et les compromissions du scénario permettaient au spectateur une certaine indulgence pour les personnages aux petites lâchetés.

Andrée Tournès.

1. Cesare o nessuno (1975).

2. Parfum de femme (Profumo di donna) de Dino Risi (1974), Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1975. Prix d’interprétation masculine pour Vittorio Gassman.

3. Les deux Brancaleone de Mario Monicelli : L’Armée Brancaleone (L’armata Brancaleone, 1966) en compétition Festival de Cannes 1966, et Brancaleone s’en va-t’aux croisades (Brancaleone alle crociate, 1970).



Jeune Cinéma : Il semble qu’après avoir joué longtemps des personnages de bons garçons, vous abordiez maintenant des personnages forts et durs ?

Vittorio Gassman : J’ai commencé avec des personnages durs, des vilains déclarés, puis, avec Mario Monicelli qui a cru trouver en moi une veine comique, j’ai développé une certaine bonhommie, un caractère sympathique qui n’est pas, je crois, dans ma nature. Je suis un antipathique biologique, parce que je suis timide, violent. Je ne suis pas méditerranéen du tout et je réagis contre la psychologie italienne moyenne - c’est un devoir de lutter contre ses propres origines. Mais maintenant, je suis un peu plus mûr et je suis en train de trouver le personnage qui me ressemble vraiment. Celui de Parfum de femme m’est beaucoup plus proche que ces personnages de fanfarons que j’ai joués avec plaisir, mais en feignant d’être différent de ce que je suis. J’ai, je crois, en moi une veine d’ironie, de détachement, pas cynique mais certainement un peu amer. J’ai aimé beaucoup le rôle parce qu’il m’a indiqué une voie pour quelques années à venir, où je ne continuerai pas à me masquer au-delà de mes possibilités biologiques. J’ai un âge où je ne veux plus plaisanter tout le temps. Ce que je voudrais, ce n’est pas raconter mon histoire ou mes états d’âme - ce qui n’intéresse personne -, mais faire ce qui me ressemble.

J.C. : Il a toujours semblé que dans vos rôles vous jouiez un personnage en représentation.

V.G. : C’est ça, je suis content que vous ayez remarqué ça.

J.C. : Mais l’aveugle est encore un de ces personnages, masqué parce qu’il ne laisse pas voir ce qu’il est, qu’il est cuirassé ?

V.G. : Je ne veux pas faire une confession publique - ce qui serait embarrassant - mais je crois que dans des circonstances autres (je ne suis pas aveugle), j’ai la même force apparente et une certaine fragilité des sentiments, et de la conscience. Et alors, c’est cela que j’ai aimé représenter parce que dans ce métier, si on l’affronte sérieusement, il y a un côté d’impudicité. Il faut l’accepter : autrement on change de métier. Ce n’est pas pour le plaisir masochiste de montrer ses faiblesses, mais c’est nécessaire, il faut passer par là.


 

J.C. : Le rôle d’aveugle vous a posé des problèmes ?

V.G. : Non, être aveugle. être sourd ou malade, c’est toujours un avantage. Ça donne des possibilités en plus. Du moins si on envisage la question comme un problème scientifique. Je suis acteur de théâtre plus que de cinéma. Je crois à la synthèse, pas à l’analyse en détail qui m’ennuie même comme spectateur. Mes acteurs préférés sont, non pas ceux de l’Actor Studio, mais les John Barrymore, Charles Laughton, ou Pierre Brasseur que j’aimais beaucoup pour son courage d’accepter le côté histrionique de la chose. Et comme c’est un homme sensible, cela cachait beaucoup d’ironie et de détachement. Ça n’est pas un hasard si mon dernier travail a été un travail de théâtre, une pièce que j’ai écrite sur Kean...

J.C. : Cesare o nessuno ? On l’a vu l’an dernier à Rome. Une sorte de cri d’amour pour le théâtre ?

V.G. : Plutôt un cri d’amour pour l’acteur, pour cette zavorra comme nous disons, ces scories que l’acteur a besoin d’accepter. Il doit être sérieux mais aussi bouffon, sinon pouquoi le garder dans cet âge rationnel où nous vivons. Il ne s’agissait pas de jouer Kean après coup. On ne peut pas être acteur sans être marqué par la profession, c’est une vente de l’âme, sans le pacte du sang, mais il faut vendre son âme sinon ce n’est pas la peine, c’est même un peu vulgaire. C’est mon opinion très personnelle. Monter Cesare o nessuno a correspondu à une certaine nostalgie. Ma génération est la dernière qui a eu l’occasion de voir passer les derniers grands éléphants, les monstres, et aussi de jeter un regard sur l’âge nouveau. Nous avons été typiquement une génération intermédiaire. De là les balancements, les décalages de mon spectacle, plein d’imperfections mais vivant.

J.C. : Quels sont vos rapports avec les réalisateurs ?

V.G. : Je suis assez discipliné, assez facile. Quelquefois parce que je respecte le réalisateur, c’est le cas avec Dino Risi qui est le metteur en scène avec qui j’ai travaillé le plus et je m’entends le mieux. Je lui fais confiance, je lui donne des idées indirectement tout en lui obéissant. Mais dans d’autres cas je suis obéissant et facile parce que je sais qu’il n’y a rien à faire et qu’on ne peut pas changer la situation. Le metteur en scène est vraiment déterminant dans un film. S’il est mauvais ce n’est pas la peine de tâcher de collaborer, on empire les choses. Mais le professionnalisme reste et je pense être un professionnel.

J.C. : Une question qui vient alors naturellement ? Pourquoi jouez-vous avec des metteurs en scène que vous n’estimez pas ?

V.G. : Nous vivons en Italie une situation particulière. Il y a des cinéastes hors-concours, des phénomènes comme Federico Fellini ou Luchino Visconti. Sur ceux-là on ne peut pas compter parce qu’ils ne veulent ou ne doivent pas employer les acteurs connus italiens. En dehors de ça, il y a très peu de metteurs en scène quotidiens comme Dino Risi, Mario Monicelli, Ettore Scola. Et puis, j’ai atteint l’âge du réalisme. Je n’ai jamais caché que le cinéma est aussi un système pour vivre, pour gagner de l’argent. J’ai eu mes saisons de cynisme, et il y a des opérations que j’aurais pu éviter. Je crois que je vais devenir un peu plus sérieux avec l’âge. J’ai fait environ 80 films, beaucoup de mauvais. Je pourrais sauver une dizaine de films, c’est une moyenne assez moyenne.


 

J.C. : Un film comme Brancaleone qu’on aime bien, à quel niveau le situez-vous ?

V.G. : C’est un film que je sauverais volontiers. Il y a, au départ, une idée paradoxale
"grotesque", mais le personnage a frappé l’imagination du public, entre autre du public enfantin, et ça, c’est toujours un bon symptôme. C’est un film très soigné. Il y avait une idée culturelle, indirectement populaire, une sorte de mélange de langages. Je ne sais si vous connaissez assez bien les dialectes italiens, mais c’était une opération assez complexe. J’ai bien aimé ce film. En plus, pour répondre totalement à votre question, je suis un acteur qui a accepté les côtés négatifs de sa profession. Être acteur, c’est être à la disposition des expériences. Un acteur a seulement son expérience comme moteur, comme essence, comme force. Il faut faire beaucoup d’expériences. On en fait beaucoup et naturellement on rate, on fait des erreurs. Je suis assez fier de la quantité d’erreurs que j’ai faites parce qu’elles m’ont appris quelque chose. Je ne crois pas qu’il faille être trop orthodoxe, trop perfectionniste. Il faut avoir le courage de nager dans la zavorra, dans les déchets, pour en tirer, si nous en avons la force, quelque chose de positif pour les expériences à venir.


 

J.C. : Vous avez débuté comme acteur de théâtre.

V.G. : Oui, j’ai fait une école de théâtre à Rome. J’ai fait trois ans de théâtre avant de tourner mon premier film Preludio d’amore. J’étais tout blond, je jouais un pêcheur qui revient de la guerre, c’était assez sinistre. J’ai continué à faire du cinéma avec une certaine amertume. J’avais adopté une attitude très snob, je disais que je faisais seulement du cinéma pour gagner de l’argent et le dépenser avec mon travail au théâtre.
Puis les premiers résultats sont venus et j’ai changé d’avis parce que les choses sont toujours réciproques et que nous, acteurs, sommes très sensibles à ce qui nous arrive. C’était Le Pigeon. Ce n’était pas seulement un succès, c’était un changement radical et j’ai commencé à comprendre que le cinéma était également intéressant, et aussi difficile que le théâtre parce qu’il demande les mêmes qualités techniques de sensibilité, et qu’en plus, il faut les employer avec les poings serrés, sans rien faire. Il faut se laisser regarder par la caméra, c’est une vérité de La Palice, mais c’est très difficile, et je ne suis pas bien sûr de l’avoir appris. Je ne me sens pas tout à fait à l’aise au cinéma tandis que, sur un plateau de théâtre, je peux tout faire parce que j’ai assez d’impudeur et je crois assez de force et de technique pour donner le change. Le cinéma vous révèle, c’est un art très sévère. J’ai parlé avec des acteurs qui ont fait la double expérience, Charles Laughton, John Gielguld ou Laurence Olivier, et tous disaient que si on veut comparer, le cinéma est plus complexe plus mûr, il va plus profond, il ne vous cache pas.


 

J.C. : Vous avez aussi fait une expérience de théâtre-cirque, de théâtre populaire, vous aviez fondé votre propre compagnie..

V.G. : Oui, c’est l’expérience qui m’est restée la plus chère. Ça a été une aventure de trois ans, de 1960 à 1963. J’ai fait un théâtre populaire avec des ressources tout à fait privées. Un ami et moi, nous avons monté un théâtre mobile de trois mille places avec un plateau grand comme celui de la Scala. On pratiquait des prix populaires et on a fait trois saisons avec des résultats. On jouait des classiques, des choses modernes. C’était un effort impossible parce que c’était trop cher, et après trois ans, on a dû renoncer. Mais ça reste la chose dont je suis le plus fier de toute ma vie professionnelle. Et aussi parce qu’à ce moment-là, c’était un peu contre l’air du temps. Le théâtre était bâti pour voyager n’importe où, mais il y a eu des erreurs et il s’est révélé beaucoup trop lourd à monter. On a voyagé avec un vrai cirque, mais à Rome et à Milan on a touché un public qui n’aurait jamais été au théâtre et ça a été très beau et très bon. Si je devais me consacrer à nouveau au théâtre, je recommencerais parce que je pense que le théâtre est populaire en soi.

J.C. : C’était en plein air ?

V.G. : C’était sous une tente, mais une très belle tente. On a commencé avec Adelchi (1822), une tragédie italienne de Alessandro Manzoni, on avait une bataille avec dix chevaux sur la scène. On a eu de beaux résultats, mais on ne pouvait continuer sans l’aide de l’État. J’avais une compagnie énorme, cinquante acteurs et trente techniciens. Pour se déplacer de Rome à Milan, il a fallu quarante-huit autocars et deux trains. Une aventure don quichottesque comme celle de Firmin Gémier, utopique, mais idéaliste aussi. On a joué L’Orestie, Œdipe Roi et, en 1960, une pièce de Ennio Flaiano, Un Martien à Rome. On a fait des milliers de discussions sur la place publique et des représentations gratuites dans les petites villes. C’était un peu tôt pour ce genre d’expérience, mais c’était la ligne juste.

J.C. : Ça changeait quoi, de jouer sous la tente ?

V.G. : Un peu comme le plein air. Mais on avait une bonne sono et on jouait des pièces épiques qui demandaient une certaine "projection". Cela a dérangé beaucoup de gens et il y a eu une opposition menée par les imprésarios. Ça a été la seule saison idéaliste de ma carrière, une chasse à la baleine blanche. C’était une troupe très unie d’amis avec qui j’ai continué à travailler, et quand nous nous revoyons, nous en reparlons. C’était populaire, dans le sens de mettre le théâtre à la disposition de tous, mais pas en vulgarisant. Le public populaire a besoin de grand théâtre, ça j’en suis sûr. Notre problème actuellement, c’est de changer le public. Nous avons encore besoin du public bourgeois, mais le vrai, c’est l’autre.


 

J.C. : Pouvez-vous nous parler de votre travail de metteur en scène de cinéma ?

V. G. : Ce n’est pas une longue histoire. J’ai fait trois films. Le premier, en 1956, Kean. J’avais joué le Kean de Alexandre Dumas dans l’adaptation de Jean-Paul Sartre. On en a tiré un film en dix-huit jours. C’est une expérience mélangée de film et de théâtre. (1.)
Puis, en 1969, j’ai tourné avec deux amis, Adolfo Celi et Luciano Lucignani, L’Alibi, un film assez confidentiel, obscur pour la plupart des gens, qui a provoqué un certain intérêt du côté de la critique, mais a eu un accueil très tiède du côté du public. C’est en tout cas un film qui a coûté très peu d’argent, on l’a tourné de façon très privée, dans ma maison. C’était une histoire presque autobiographique, en fait trois histoires autobiographiques, entremêlées. Moi, je jouais un acteur, ce que j’étais à l’époque, Luciano Lucignani était un metteur en scène, et Adolfo Celi racontait son expérience au Brésil comme metteur en scène et acteur de théâtre. (2)

J.C. : C’est un aspect de votre carrière qui n’est pas bien connu en France.


 

V.G. : Mon troisième film, Senza Famiglia, en 1972, a été le premier qui était, disons, orthodoxe, et qui a eu un succès public et critique en Italie. C’est un film avec beaucoup de défauts mais assez sincère, et je l’aime encore. (3) Je pense retenter l’expérience bientôt.

J.C. : Vous avez collaboré au scénario ?

V.G. : Oui, avec Age & Scarpelli, je pense que pour un metteur en scène, c’est nécessaire d’être aussi scénariste.

J.C. : Et l’idée de Sans famille ?

V.G. : J’avais le désir de tourner l’histoire d’une amitié, et d’une solitude entre deux hommes. On était parti de l’idée de filmer Bouvard et Pécuchet. Mais on s’est rendu compte que c’était une tâche très difficile. On a reculé un peu et on a écrit une histoire contemporaine, protégée par ce sens du grotesque et de l’ironie, mais quand même avec quelques incursions dans la réalité. Je pense qu’on a montré une Rome assez sinistre, et proche du réel.

J.C. : On avait bien aimé le mélange de comique et de...

V.G. : Oui, d’ingénu, de naïf, c’était ce qu’on voulait. On n’a pas réussi à cent pour cent, mais moi je suis content de l’avoir fait. J’ai appris beaucoup de choses. Et surtout je me suis rendu compte que du point de vue professionnel, je suis qualifié pour tourner un film. Je connais le métier. Maintenant, je cherche une autre histoire. J’ai une idée qui me plaît, mais que je repousse un peu parce qu’elle est un peu cérébrale : une adaptation moderne du Journal d’un séducteur de Søren Kierkegaard. (4) Ce serait un film érotique, mais également sérieux et ironique. Cependant, je ne sais pas si je trouverai un producteur en Italie, car on y fait des films tout à fait différents. C’est peut-être un peu trop intellectuel et froid. Je ne suis pas pressé parce que nous avons beaucoup de bons metteurs en scène et j’aime mon métier d’acteur. J’attends une occasion qui me persuade totalement.

Propos recueillis par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 90, novembre 1975

1. Kean. Genio e sregolatezza de Vittorio Gassman & Francesco Rosi (1956).
Il s’agit d’un film biographique, la vie de Edmund Kean (1787-1833), d’après la pièce originale Kean, ou Désordre et Génie (1836) de Alexandre Dumas père, ainsi que la pièce Kean (1953) de Jean-Paul Sartre.

2. Entre Kean et L’Alibi, Vittorio Gassman a réalisé un téléfilm, Adelchi (1961), à partir de la pièce de Alessandro Manzoni (1785-1873), qu’il avait montée avec sa compagnie de théâtre.

3. Sans famille, sans le sou, en quête d’affection (Senza famiglia, nullatenenti cercano affetto) de Vittorio Gassman, qui en a également écrit le scénario (1972) avec Agenore Incrocci et Furio Scarpelli. Le film est sorti en Italie en 1972, et en France le 13 décembre 1978, donc après l’entretien.

4. Ce sera Di padre in figlio (1982) qu’il a scénarisé et réalisé avec Alessandro Gassmann, né en 1965, le fils qu’il a eu avec Juliette Mayniel.



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