par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 2021
Sortie le mercredi 23 février 2022
L’histoire, des histoires
De nos jours dans la campagne italienne à Vejano (1), dans la région de Tuscie, de vieux chasseurs attablés se remémorent la légende de Luciano. L’histoire est issue des légendes populaires, tous ces récits locaux racontés, colportés et chantés. Chacun a sa version, et pourtant toutes les versions ont au moins un élément commun et de multiples variations, les voix s’entremêlent à la manière d’une polyphonie, celle des chasseurs d’abord, qui s’interrompent les uns les autres pour ajouter une précision ou nuancer une interprétation, puis celles issues de chants traditionnels qui commentent chaque scène, à la manière d’un chœur de tragédie antique. Chacune des parties de ce long-métrage, s’ouvre sur un court prologue documentaire filmé de nos jours en Tuscie où des hommes sans âge, se souviennent et évoquent l’histoire de Luciano : "Luciano était un saint, Luciano était un idiot, Luciano était un ivrogne, Luciano était un génie"… À la toute fin du 19e siècle, Luciano, fils du médecin, ivrogne errant dans le village, épris de la belle Emma, fille du tavernier, s’oppose à la tyrannie du prince de la Province. La jalousie poussera Luciano à commettre l’irréparable le jour de la Saint Ours. Contraint à l’exil dans la lointaine Terre de feu à l’extrême sud de l’Argentine, entouré là de chercheurs d’or cupides, il se mettra en quête d’un mystérieux trésor enfoui.
Une légende
Du reste, on ne saura pas exactement si Luciano, l’ivrogne magnifique, a existé. Que faire lorsque le conte ne peut plus être transmis, parce qu’on ne sait simplement pas ce qu’il est devenu ?
Le récit change alors et prend un caractère merveilleux et fantastique, les faits sont transformés par l’imagination populaire ou l’invention poétique. Son récit perdure au delà du temps, comme celui de la République italienne qui se soulève contre ses Ducs et ses Comtes. Le Prince n’a-t-il pas fermé arbitrairement les portes séparant Vejano de la route où les paysans font paître leurs brebis ? Et quotidiennement, il faut faire un long détour et traverser une rivière à la suite de la suppression du droit de passage.
Luciano, a enfoncé les portes de son village et ouvert la voie au peuple ; il y a chez lui une force vitale et un élan révolutionnaire. Assassin sans le vouloir, Luciano "renaît" véritablement et fait montre ainsi de pouvoirs surhumains (il revient à la vie dans une scène mémorable). Il trouve même dans l’exil forcé que dépeint la seconde partie du film, une nouvelle raison d’avancer éperdument, il prend ainsi le nom et l’apparence d’un prêtre espagnol une fois arrivé en Argentine.
La dimension mystique de cette quête, révèle la véritable nature du personnage, celle d’un être écartelé entre deux identités. C’est tout le portrait d’un romantique éclairé par la double lumière de l’étoile de la révolte et du "soleil noir de la mélancolie" que le film se propose d’explorer dans le rapport de l’individu à la Nature.
Le film épouse sans cesse dans son découpage et ses raccords dans les scènes, tout le basculement en deux géographies distinctes. L’inadéquation de l’âme de Luciano face à une réalité prosaïque, est bien plus large, plus vaste que tous les destins que la vie peut lui offrir et trouve son plein épanouissement dans une légende où la Nature devient reine.
Le visage vrai révélateur des paysages
La beauté et l’esthétique du film reposent en particulier sur le grain de la pellicule (2). Dès le premier plan du film, le visage de Luciano, une vraie "gueule" du pays réel (3), se mire sur la surface irisée d’un lac. Avec sa face hirsute aux joues hérissés de poils, il est ce romantique échevelé et en colère, la figure de l’homme revenu à l’état de nature qui a tant fasciné le 19e siècle. Il semble arraché à la boue des profondeurs de son âme tourmentée, avant que sa silhouette ne se découpe en contre-jour au milieu des reflets étincelants du soleil sur la rivière. Ce raccord est annonciateur du changement de paysage. Le Lazio des origines, qui regorge de vestiges de la domination étrusque fait référence à ce passé mythologique, cet âge d’or cher au Romantisme, où l’homme vit en harmonie avec les forces païennes.
Luciano offre à Emma la croix en or étrusque. La composition des plans conçus comme des tableaux vivants, évoque l’imagerie pastorale d’une peinture inspirée de l’Antique. Les murs de la trattoria où boit Luciano sont montrés comme un vieux canevas usé. L’absence de profondeur de champ, mêlé à l’aplat de couleur donnent l’impression que la scène se déroule sur un chevalet.
Tout le dialogue amoureux entre Luciano et Emma est empli d’une beauté naïve dans une nature foisonnante qui est la toile de fond des sentiments. Ainsi, cette plongée de caméra dans une forêt où Emma s’immobilise au premier plan, son beau visage de Madone est alors encadré par trois tiges de roseaux. Cette vision furtive d’un trésor vibrant dans une Nature exaltée s’avère pourtant déjà si loin et mélancolique.
Quête d’absolu et rédemption
Par opposition à cette Nature luxuriante, un désert aride aux roches noires à perte de vue se propulse au premier plan du deuxième mythe qui débute en Argentine. En Patagonie, dont l’immensité est magnifiquement photographiée par Simone d’Arcangelo (3), le film vire au western fantastique. Une fois arrivé au "cul du monde" (nel culo del mondo), c’est à une succession de duels que va se livrer Luciano. Il est devenu le prêtre de sa propre paroisse. Il aurait récupéré sa robe de bure sur un ecclésiastique à l’agonie. Le curé lui aurait ensuite transmis son secret : l’emplacement d’un trésor et le crustacé qui devrait lui montrer la voie, un imposant crabe royal de Patagonie.
Luciano suscite toutes les passions jalouses de la part de ses compagnons d’infortune. Le groupe s’entre-déchire et se dissout au cours d’une randonnée mystique où la nature hostile contribue à les décimer. Les algues ont infesté les eaux d’un lagon. Au fur et à mesure de la progression où les hommes gravissent des territoires aux lignes abstraites dans de longues séquences silencieuses, la diversité des éléments de la nature mis bout à bout dresse une nouvelle topographie dans laquelle les humains, leurs visages - celui d’un pirate scrutant les oiseaux à la longue vue - et leurs dérisoires constructions, tel le navire échoué, sont relégués au second plan.
La Nature immense reprend ses droits, passe peu à peu au premier plan, puis crève l’écran et sculpte désormais toute l’imagerie du film. Un territoire nouveau s’éveille, composé de la falaise, de la plage, d’une tourbière, d’une forêt, des montagnes, du désert de neige, des roches noires avec lesquelles la robe de bure de Luciano se confond.
Désormais seul, Luciano cherche à se trouver lui-même. La rédemption peut être ?
"J’ai rêvé que l’on sillonnait les mers et qu’on allait loin"…
C’est enfin le moment de rejoindre ce lac baigné de soleil, au bout du monde. L’aventure de Luciano touche à sa légende, à ce trésor que représente sa quête d’absolu même et son exaltation de la Nature. Tout le rêve du romantisme européen se concentre dans ce point ultime d’une Nature vierge dénudée de traces d’activité humaine. Luciano n‘est plus rien que cet individu qualitatif ayant atteint une nouvelle forme de réalisation dans une utopie de beauté, d’amour et de paix.
Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Depuis le début de leur collaboration, les cinéastes italo-américains Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis (nés en 1986) ont élu domicile dans le village de Vejano, dans la région italienne de la Tuscie. Fil rouge de leurs deux premiers documentaires, Belva Nera (2013), puis Il Solengo (2015). Dans ce dernier documentaire, leur travail se concentre sur les contes et légendes de la tradition paysanne.
2. À Alice Rohrwacher, ils empruntent le grain de pellicule et l’actrice Maria Alexandra Lungu. Les Merveilles (2014).
3. Une référence au cinéaste Matteo Garrone.
4. Qui entre en écho avec le travail photographique sur le film Jauja de Lisandro Alonso (2015).
La légende du Roi crabe (Re Granchio). Réal : Alessio Rigo de Righi & Matteo Zoppis ; sc : A.R.R., M.Z., Tommaso Bertani & Carlo Lavagna ; ph : Simone D’Arcangelo ; mont : Andrés P. Estrada ; mu : Vittorio Giampietro ; cost : Andrea Cavalletto. Int : Gabrielle Silli, Maria Alexandra Lungu, Ercole Colnago, Severino Sperandio, Bruno di Giovanni, Mariano Arce, Darío Levy (Italie-Argentine-France, 2021, 95 mn).