par Philippe Piazzo
Jeune Cinéma n°210, septembre 1991
Sorties les mercredis 25 septembre 1991 et 30 mars 2022
Deux représentations théâtrales cernent le film.
À l’ouverture, Carmela et Paulino, artistes ambulants, se produisent devant des paysans. Danse folklorique ou poème se mêlent à une démonstration mélodique de pets. Brusquement, le public en liesse se fige. Menaces de bombardement, avions lointains qui se rapprochent... la guerre plane au-dessus du peuple espagnol. Le second spectacle, qui clôt tragiquement le film, reprend les éléments distractifs du premier mais la distraction s’est faite parodie humiliante de la République et de l’ennemi étranger. Le comique devient politique, le devant de la scène reproduit de façon outrancière mais réelle l’état d’esprit du public. Car la guerre n’est plus une menace ni même une présence plus ou moins réelle. Elle est définitivement assimilée par ses protagonistes, même les plus insouciants de son déroulement. Contrainte physique, la guerre se déploie mais fige ses participants : l’ennemi est retenu prisonnier, et les artistes ambulants doivent se fixer à un théâtre tout comme le peuple finalement "encadré" par les bruits de la guerre qui troublent jusqu’aux moments de fête.
Carmela et Paulino nous sont présentés comme des saltimbanques qui veulent se tenir à l’écart du monde. "Variétés raffinées", indique naïvement leur roulotte. Affirmation de leur manque de recul sur leurs qualités et d’une certaine candeur. Leur jugement s’arrête à leur conception de l’acteur : être le porte-voix symbolique de leur public. Leur vie semble vouée à donner ce plaisir et cette compensation d’illusion à un public sevré de réel. Tous deux, ils sont le public. Si le public réclame un concert de pets plutôt qu’un nouveau poème, Paulino le lui donne, heureux malgré tout de lui faire plaisir. Si les instances fascistes lui demandent de produire un sketch qui en défende l’idéologie, Paulino, malgré ses réticences, s’exécute. Non pas par bassesse mais parce qu’il n’appartient à aucun camp.
S’excluant du monde (c’est un ancien séminariste), il s’exclut de toute pensée pouvant l’impliquer dans ce monde. Paulino ne choisit pas un camp plutôt qu’un autre, il choisit de rester en vie quel que soit le camp, même s’il perçoit la nature des événements et leurs implications. Et, malgré la situation tragique, il garde ses appétits. Il n’hésite pas à faire l’amour dans le lit d’un homme qu’il vient de voir mourir et à se goinfrer jusqu’à manger du chat. Paulino veut croire qu’être artiste le place ainsi dans un monde à part, régi par de grands penseurs, des musiciens, des poètes... Il s’est échappé d’un monastère à dieu unique pour un monastère plus vaste gouverné par de multiples dieux, les créateurs. Mais, par ce côté enfantin, égoïste, de situer le monde à partir de soi, il reste attachant. Chez lui, pas de cynisme. Il conserve le regard de celui qui ne veut pas croire à ce qu’il voit et ne voit que ce qu’il invente.
À côté de lui, Carmela. On nous montre au début du film qu’elle est subordonnée non seulement au monde du théâtre (l’intensité joyeuse qu’exprime Carmen Maura dans sa première danse dévoile combien Carmela communie avec son public, se nourrissant de ses cris, rebondissant à chaque bravo, vibrant à l’unisson de la salle, ne vivant que par et pour son public), mais aussi subordonnée à Paulino. Carmela le sort de plusieurs situations dangereuses en payant de sa personne.
Personnage-clé du film, qui lui donne son titre de façon ironique - Ay Carmela ! était aussi la chanson fétiche des brigadistes pendant la guerre de 1936 à 1939 -, Carmela est la figure avec laquelle le spectateur va traverser l’histoire en s’interrogeant. Totalement nourrie de théâtre et de Paulino, elle voit une première brèche s’ouvrir dans son monde lorsqu’elle rencontre un prisonnier polonais parmi la foule amassée dans une école faisant office à la fois de cellule provisoire et de camp idéologique. L’officier envoie Carmela et Paulino "à l’école" : jeu de mot qui souligne combien ils ont encore à apprendre... de la vie, et du fascisme bien entendu, l’école devenant un "camp" où l’on meurt d’avoir mal appris sa leçon. Ce prisonnier devient pour elle un nouveau public. Excitant, car neuf.
Un public à conquérir au-delà du jeu de la parole. Petit à petit, elle conquiert le public tout entier des prisonniers et fait un tabac. Ainsi, sans s’en apercevoir, elle a fait descendre son spectacle dans la vie et la vie s’engouffre dans la brèche. Carmela s’imprègne de plus en plus du monde qui l’entoure. Elle suit toujours Paulino mais jette un regard de plus en plus personnel, critique, envers ce qui entoure son spectacle. Or, il est clair que Carmela et Paulino sont sur scène le reflet fidèle de ce que veut le public. Mépriser le public à travers le spectacle revient alors pour elle à se mépriser soi-même. Situation intolérable qui brise son orgueil de petite artiste et blesse son humanisme éveillé de la sorte aux idées politiques. Soudainement, la guerre les contraint à choisir un camp. Le réel pèse tant qu’il n’y a plus un public informe mais plusieurs et les artistes doivent s’interroger. De quel public consentent-ils à être les marionnettes ?
Entre Carmela et Paulino, Carlos Saura a glissé un troisième personnage, créé pour le film, un jeune garçon muet, venu d’on ne sait où, qui agit comme le bouffon. Conscience farfadette des deux autres qui ne peut jamais s’exprimer. Toujours drôle, marchant à vive allure, Ay, Carmela ! procure un sentiment d’allégresse durable. Parce que les trois comédiens jouent ici comme si c’était le rôle de leur vie et qu’ils sont irrésistibles. Parce que le film puise sa force dans une simplicité narrative, inattendue à ce point de la carrière de Carlos Saura, qui démontre la subtilité du scénario de Rafel Azcona. (1) Les militaires italiens, tantôt dictateurs terrifiants, tantôt figures d’opérette déplacées, font preuve dans l’intimité d’une délicatesse nostalgique (tel ce soldat égaré qui tire au flanc en recherchant des airs napolitains sur la radio). Les prisonniers, peu montrés, sonnent juste en quelques plans.
Film fort aussi parce que Carlos Saura, en faisant de sa comédie une réflexion sur le spectacle et le monde, arrive à faire sortir de l’écran son film pour le projeter dans notre vie. Dans la salle, quel public sommes-nous donc ? Et lorsqu’à la dernière image, il montre, inscrite sur une tombe la date 1938, date-clé de son cinéma, toujours nourri par l’Espagne mais transpercé par la flèche du franquisme, il nous rappelle que la guerre civile ne fut pas qu’une métaphore et pas seulement un spectacle.
Philippe Piazzo
Jeune Cinéma n° 210 [septembre 1991]
(1) Rafael Azcona (1926-2008), scénariste célèbre pour ses collaborations avec Marco Ferreri, a commencé à travailler avec Carlos Saura en 1967, pour Peppermint frappé (1967) puis a coscénarisé régulièrement ses films.
¡Ay, Carmela ! Réal : Carlos Saura ; sc : C.S. & Rafael Azcona d’après la pièce de Sanchis Sinisterra ; ph : Jose Luis Alcaine ; mont : Pablo G. del Amo ; mu : Alejandro Massó ; cost : Mercedes Sánchez Rau. Int : Carmen Maura, Andres Pajares, Gabino Diego, Armando De Razza, José Sancho, Miguel Rellán, Edward Zentara (Espagne, 1989, 103 mn).