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Heures heureuses (les) (2019)
de Martine Deyres
publié le mercredi 20 avril 2022

par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°415, mai 2022
Suivi de
Saint-Alban, un vrai asile

Sortie le mercredi 20 avril 2022


 


La théâtreuse Martine Deyres, formée aux Ateliers Varan créés par Jean Rouch et à l’École documentaire de Lussas, après trois films dont deux sur des espaces banals, des lieux de "normopathes", s’est délibérément tournée vers un lieu de différence, l’univers de la psychiatrie (1), emboîtant ainsi le pas à Michel Foucault, qui considérait la folie comme une "prodigieuse réserve de sens".
Elle dit que le déclic s’est produit avec la découverte du film de Fernand Deligny, Le Moindre geste (1971), puis avec la mort de Lucien Bonnafé (1912-2003), François Tosquelles (1912-1994) l’ayant précédé. Le "film à faire" (2), pour elle, c’est sur l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban (3), en Lozère, dont tous les témoins commencent à disparaître. Non que l’expérience en soit méconnue, bien au contraire (4). Mais, se référant au film de cinéma direct de Mario Ruspoli, Regard sur la folie (1962), elle considère qu’on filme différemment selon les époques, et qu’elle veut un regard d’aujourd’hui.


 


 

Pour préparer son film, à partir de 2009, Martine Deyres commence par des répérages, et elle va sur place pour filmer les vieux bâtiments et leur destruction, et surtout, pour rencontrer le gens qui ont vécu cette histoire-là, en tout premier lieu, les infirmiers.
Elle va aussi rencontrer Jean Oury (1924-2014), accueilli à Saint-Alban pendant deux ans après la guerre, et qui en a fondé un prolongement, sa propre clinique, La Borde, en 1953. Quand elle tombe sur le carton d’archives de François Tosquelles, ses films didactiques, d’autres films tournés par des infirmiers, des cassettes audio, des photos, elle se trouve à la tête d’un matériau hétéroclite, des images "pauvres", essentielles pourtant. Il faut les examiner, les classer. Le projet prend alors une nouvelle tournure, où le travail de restauration et montage devient primordial.


 


 

Les images et les films choisis et récupérés par Martine Deyres sont d’une qualité étonnante, bien montés, bien commentés. On voit avec appréhension les enfants fous munis de haches et de scies s’appliquer à leurs travaux de campagne. On admire Auguste Forestier et ses sculptures de dérailleur, ou Marguerite Sirvins tissant des splendeurs en prévision de son mariage, se croyant 18 ans alors qu’elle en a 65...


 

Le film Les Heures heureuses a été terminé en 2019, et on a pu le voir dans de nombreux festivals dès cette année-là, en France, en Belgique, en Suisse, en Allemagne, au Canada. Il est contemporain des mouvements sociaux de soignants qui se sont déclarés en France dès 2018, dans la plupart des hôpitaux psychiatriques, de Pinel à Amiens à Sainte-Anne à Paris. Ils dénonçaient le manque d’effectifs et les conditions d’accueil des patients. Mais aussi, en sous-texte, l’évolution scientiste et bureaucratique, au détriment de l’approche relationnelle, du champ psychiatrique, où les neurosciences et la génétique sont devenues dominantes, où les neuroleptiques ont remplacé les camisoles d’avant Saint-Alban, où les pratiques d’enfermement sont revenues, adaptées désormais aux lois de rentabilité du Marché et à un imaginaire sécuritaire en expansion.
En 2022, la revendication est toujours la même : "Nous voulons en finir avec l’augmentation continuelle du recours à l’isolement et à la contention".


 


 

Le film a été reçu par les professionnels comme l’histoire, dans le passé, d’une sortie de la guerre par le haut, et aujourd’hui, comme un élément de la lutte, avec un rôle à jouer.
Les débats qui ont suivi et prolongé les nombreuses projections de ce film bouleversant et joyeux à la fois (y compris en virtuel pendant la pandémie), ont accueilli des interventions diverses. Les bégaiements émus d’initiés, souvent soignants, lâchant leur empathie nostalgique envers ces fous libres d’autrefois, dont ils enviaient presque l’innocence et la force, ont côtoyé les analyses radicales de spécialistes faisant état de la grande misère des institutions, soulignant la régression de cette spécialité médicale pas comme les autres et les méfaits du néolibéralisme sous l’emprise du chiffre.


 

Mais ces débats ont aussi permis une nouvelle mélodie, issue d’une mémoire vive, une résistance enthousiaste et imaginative, la présentation d’initiatives collectives et de lieux alternatifs animés par de nouvelles générations de soignants et de malades qui ont la parole, travaillant sur des pratiques, plus efficaces que les théories. À Saint-Alban, ils avaient faim et froid, mais ils ne gémissaient pas, et ils ont inventé des heures heureuses sans attendre l’abolition du capitalisme. Ils n’avaient rien, ils paraissaient bons à rien, mais ils ont été des précurseurs et des conquérants.
Le film de Martine Deyres commence par la photo d’un groupe en paix, et se termine par ce que dit un infirmier : "J’ai tellement appris !"

Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°415, mai 2022

1. Ses premiers documentaires : Lieu commun (2003), White Spirit (2006) et L’Homme sans chapiteau - Jacques Livchine (2010).
Après des heures d’entretiens avec Jean Oury (1924-2014) durant la dernière année de sa vie à la clinique de La Borde, Martine Deyres a réalisé un 52 minutes pour la télévision, Jean Oury, rencontre à La Borde (2014), et un film sorti en salle, Le Sous bois des insensés, une traversée avec Jean Oury (2015).

2. Pour parodier le titre du documentaire de Renaud Victor, Fernand Deligny, à propos d’un film à faire (1989).

3. Cf. infra, Saint Alban, un vrai asile.

4. Cf. notamment lectures et films :

* Revue Esprit de décembre 1952,n° spécial, Misère de la psychiatrie, et tout particulièrement, l’article de Marius Bonnet, "Le témoignage d’un infirmier".

* Dominique Mabin & Renée Mabin, "Art, folie et surréalisme à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-limagnole pendant la guerre de 1939-1945", Revue Mélusine, mars 2015.

* Didier Daeninckx, Caché dans la maison des fous, Paris, Éditions Bruno-Doucey, 2015.

* Regard sur la folie de Mario Ruspoli (1962), textes de Antonin Artaud dits par Michel Bouquet.

* François Tosquelles : une politique de la folie de Danielle Sivadon, Jean-Claude Pollack & François Pain (1990).

* Saint-Alban, une révolution psychiatrique de Sonia Santalapiedra (2016).

Ou encore une exposition :

* La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles, aux Abattoirs de Toulouse (14 octobre 2021-6 mars 2022). Avec son commentaire : Maïté Bouyssy, "La psychiatrie, l’art brut et l’art moderne", En attendant Nadeau / La Quinzaine littéraire, 19 janvier 2022.


Saint Alban, un vrai asile
par Sylvie L. Strobel & Sol O’Brien

Quand on aborde le continent de la folie, et l’histoire de son traitement social au long des siècles, il est impossible d’ignorer l’asile de Saint-Alban, et son histoire lumineuse, exemplaire.


 

Ce vieux château, transformé en asile en 1821, abritait 500 malades enfermés, sans eau, ni chauffage, et un personnel de religieuses-gardiennes. Dans les années 1930, Agnès Masson, première femme médecin-directrice d’un hôpital psychiatrique, entreprit d’améliorer la situation, relayée par l’aliéniste humaniste Paul Balvet. Mais la situation continuait à être celle d’un "gardiennage désabusé", selon l’expression de François Tosquelles.


 

C’est alors que les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale entraînent l’arrivée une nouvelle équipe. En janvier 1940, arrive d’abord le psychiatre catalan Francesc Tosquelles Llauradó, militant du POUM venu en France avec la Retirada, et affecté comme infirmer adjoint à Saint-Alban à partir du camp de Septfonds. En 1942, arrive son ami Lucien Bonaffé. Les deux psychiatres sont des résistants et des politiques.
François Tosquelles a des idées : "Il faut d’abord soigner l’hôpital" ou "Le droit au vagabondage, c’est le premier droit du malade". Lucien Bonnafé, lui, a des amis, des artistes, des militants.


 

Avec leurs femmes et leurs amis, les deux psychiatres décloisonnent l’asile (François Tosquelles préfère ce mot à celui d’hôpital) et traitent les patients comme des êtres humains normaux. Par exemple, ils inventent l’ergothérapie : les internés circulent, travaillent chez les paysans moyennant une petite rémunération, ils impriment la thèse de Jacques Lacan, ils aident au besoin les enfants à faire leurs devoirs. Les infirmiers soignent, organisent, préparent le travail, les fêtes avec les villageois, les vacances avec les pensionnaires, irrationnels parfois géniaux.


 


 

L’institution accueille aussi de faux fous, des Juifs et des résistants, logés au 3e étage. Parmi eux, notamment Frantz Fanon, Paul Éluard et Nush, Raymond Queneau,Tristan Tzara, Georges Canguilhem, Denise Glaser, Jacques Matarasso, ou Jean Dubuffet qui y découvre ce qu’il va définir et appeler "l’art brut" en 1945. Il y a des réunions tous les jours. C’est ainsi qu’un lieu de culture civilisé, ouvert aux malades, s’organise avec bibliothèque, coiffeur, radio, société sportive, groupes de théâtre, jeux, ateliers de création artistique. On rédige un journal interne, le Trait d’Union.


 


 


 

Le nombre de malades passe à presque 900, avec des transférés d’autres HP. C’est la guerre, toute la population française a faim et manque de tout. Et pourtant, Saint-Alban est un des seuls asiles à ne pas avoir contribué à ce qu’on a appelé "l’extermination douce", tant, en ces temps-là, l’abandon des malades à leur sort portait en soi de connotations eugénistes. Sous le régime de Vichy, plus de 45 000 malades mentaux sont morts de faim et de froid, comme, par exemple, Camille Claudel à Montdevergues, Séraphine Louis à Clermont ou Sylvain Fusco à Bron. À Saint-Alban, pas un seul mort, une organisation de la pénurie, quasi autogestionnaire. Tous y vivent ensemble, sans hiérarchie. Ils partent même en vacances. Encadrés et épaulés, les psychotiques vont mieux, la vie quotidienne des infirmiers aussi est meilleure, qui prend tout son sens, les médecins y mènent une vie de famille, et fondent la Société du Gévaudan, où on débat de tout. Ce sont des jours heureux.


 


 


 

Après la guerre, l’équipe originelle s’est progressivement dispersée, après le départ de Lucien Bonnaffé en 1944, pour passer dans la clandestinité de la Résistance, puis l’éviction de François Tosquelles en 1962. L’institution s’est peu à peu transformée au gré de la réorganisation du pays, puis en fonction des politiques de santé publique au long des décennies. Les bâtiments ont été transformés, l’institution s’est normalisée, Saint-Alban est devenu le Centre hospitalier François-Tosquelles.
Mais il est resté ce lieu mythique où s’est inventée la psychothérapie institutionnelle, qui engendra les débats féconds de la psychiatrie de secteur, comme les détournements et récupérations de la pensée antipsychiatrique.
Les 37e Rencontres de Saint-Alban auront lieu les 17 et 18 juin 2022, avec pour thème "La fabrique de la violence".

Sylvie L. Strobel & Sol O’Brien
Jeune Cinéma n°415, mai 2022


Les Heures heureuses. Réal : Martine Deyres ; sc : M.D. & Anne Paschetta ; ph : Jean-Christophe Beauvallet, Jean-Christophe Gaudry, Dino Beruglia & Antoine-Marie Meert ; mont : M.D., Philippe Boucq & Catherine Catella ; mu : Olivier Brisson (Belgique-Suisse-France, 2019, 77 mn).



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