Ce que taisait sa bouche d’ombre
par Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°415, mai 2022
Si Michel Bouquet a pu affirmer se sentir plus "nécessaire" au théâtre qu’au cinéma, c’est dans la mesure où il se voyait, sur les planches, en confrontation avec l’Auteur (Molière, Ionesco, Shakespeare, Beckett...), et où "le metteur en scène lui apparaissait comme un intrus dans cette relation" (Denis Podalydès).
D’où, probablement, qu’il se soit exprimé avec davantage de réserve sur ses prestations cinématographiques pour lesquelles la notion d’auteur pouvait lui sembler dotée d’une moindre "autorité", et la caméra elle-même lui apparaître à l’occasion comme un élément intrusif. C’est avec une certaine paresse intellectuelle que Le Monde (daté du 21 avril 2022) affirme, selon la formule consacrée, que Michel Bouquet a tourné "avec les plus grands cinéastes français", alors même que, celui qui n’envisageait certes pas de carrière cinématographique, sera passé à côté d’un certain nombre de cinéastes importants de sa génération (on l’aurait volontiers imaginé chez Jean-Pierre Melville, Luis Buñuel ou même Claude Sautet). C’est pourtant avec un réalisateur d’envergure qu’il trouve son premier personnage marquant au cinéma dans Pattes blanches de Jean Grémillon, sur un scénario de Jean Anouilh (1949).
Dans le rôle du frère bâtard de Paul Bernard, il apparaît émacié, inquiétant, le regard vaguement illuminé, comme un succédané de Robert Le Vigan (on verra que le rapprochement n’est fait que pour l’en distinguer, à plus d’un titre). S’il n’hésite pas à embrasser Suzy Delair, c’est pour mieux ourdir sa vengeance, signalant ainsi un trait marquant de sa future persona, l’absence de sentimentalité. Mais conformément à la remarque de la mère de Charles Desvallées, contemplant, dans La Femme infidèle de Claude Chabrol (1969), une photo de Michel Bouquet jeune ("Mon Dieu qu’il était maigre") l’évolution de l’apparence physique de l’acteur, passée la quarantaine, pour anecdotique qu’elle puisse paraître, n’a sans doute pas été pour rien dans les rôles les plus emblématiques qui, au cours de l’ère pompidolienne, vont lui être confiés - car les années 1950 seront un creux dans sa filmographie.
C’est l’époque des différentes figures d’autorité, que, du commissaire à l’inspecteur en passant par le procureur ou l’avocat, l’on confie volontiers à l’acteur. Son interprétation de Javert, dans Les Misérables de Robert Hossein (1982), en constitue bien sûr un surgeon tardif.
Dans Un condé de Yves Boisset (1970), qui en constitue peut-être l’exemple le plus troublant, le respect de la loi et le crime obsessionnellement poursuivi dialoguent en un chiasme serré, dont l’aveu du forfait (par le flic) constitue l’issue obligée.
Mais c’est évidemment chez Claude Chabrol que ce jeu, celui-là même de l’acteur Michel Bouquet, entre la rétention et la confession, trouve son apothéose. Film de la folie bourgeoise, La Femme infidèle permet ainsi à Michel Bouquet de livrer son art poétique : là où l’apparence de sociabilité prend à l’occasion les traits grimaçants d’un sourire inquiétant, les moments où l’émotion paraît prendre le dessus ne se devinent que derrière la plus parfaite impassibilité, jusqu’à la déclaration finale, faite à Stéphane Audran : "Je t’aime ; je t’aime comme un fou".
Même si nous ne sommes plus au théâtre, que Claude Chabrol ne goûtait guère, on peut imaginer que Michel Bouquet se souvient du "mannequin d’osier" cher à Denis Diderot. Ce semblant de froideur, jusque dans des accès de colère - qui ne se retiennent que pour mieux laisser deviner une plus violente explosion, laquelle ne viendra pas - est celui-là même de la tonalité générale, encore plus austère, de Juste avant la nuit de Claude Chabrol (1971) qui, chez son protagoniste, n’est qu’une longue tentative d’aveu (finalement impossible) du crime (possible) de sa maîtresse. L’intonation si particulière de Michel Bouquet, de faible ambitus, transforme ses paroles en une sorte de soliloque, où la voix se fait comme l’écho d’une rumination intérieure.
Acteur secret, acteur du secret - ce dernier fût-il plus ou moins éventé, comme dans Vincent mit l’âne dans un pré... de Pierre Zucca (1976), un de ces films buissonniers dans lesquels notre acteur sut jouer, et dans lequel il se lâche quelque peu -, Michel Bouquet aura (presque) terminé sa carrière cinématographique en revêtant, jusqu’au mimétisme, le masque, déjà presque mortuaire, du plus secret des présidents de la République française, François Mitterrand, dans Le Promeneur du Champ de Mars de Robert Guédiguian (2005).
On ne saurait enfin oublier que celui qui, écolier, fut mis au piquet plus souvent qu’à son tour, celui qui, durant l’Occupation, qu’il vécut comme une abomination, s’en alla, adolescent, sonner à la porte de Maurice Escande dans l’espoir de lui lire un texte, prêta bien plus tard sa voix, qu’il aurait souhaité conserver anonyme, au documentaire de Alain Resnais, Nuit et Brouillard (1956).
Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°415, mai 2022