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Temps sans pitié (1957)
de Joseph Losey
publié le mercredi 27 avril 2022

par Frédéric Gavelle
Jeune Cinéma n°415, mai 2022

Sortie le mercredi 1er juin 1960


 


En 1951, durant le tournage en Italie de Stranger on the Prowl, Joseph Losey apprend qu’il a été dénoncé auprès de la Commission des activités anti-américaines, comme membre d’un groupe d’études universitaires sur Marx et probablement ancien membre du Parti communiste américain (1). Le cinéaste se trouve dans l’impossibilité de retourner dans son pays et trouve refuge au Royaume-Uni. Cinq ans plus tard, toujours victime de la chasse aux sorcières, il débute, à Londres, le tournage de Temps sans pitié, adapté d’une pièce policière à succès, Someone is Waiting, du comédien et dramaturge Emlyn Williams (2). C’est déjà le troisième film de son exil anglais, et le premier qu’il peut enfin signer de son nom. Temps sans pitié est aussi un des films les plus personnels de son auteur, et sans aucun doute l’un de ses meilleurs.


 

À sa sortie de cure de désintoxication alcoolique, le romancier David Graham apprend la condamnation à mort de son fils Alec pour le meurtre de sa petite amie dans l’appartement des Stanford, parents adoptifs de son camarade Brian. Il ne reste que vingt-quatre heures avant que la sentence soit appliquée. Persuadé de l’innocence d’Alec, David débarque à Londres pour mener sa propre enquête et découvrir l’identité du véritable assassin, malgré le ressentiment de son fils, qui lui reproche de l’avoir abandonné et refuse de parler avec lui de son rôle dans cette affaire. Durant cette longue journée, il devra aussi lutter contre ses propres démons...


 

D’emblée, avec l’aide de son scénariste Ben Barzman (lui-même inscrit sur la liste noire et avec qui Joseph Losey a déjà travaillé à deux reprises, notamment sur son premier long métrage The Boy With Green Hair (Le Garçon aux cheveux verts, 1948), il évacue l’énigme policière de la pièce en montrant le crime avant même le générique, et de telle manière que l’assassin soit connu immédiatement. Comme dans The Prowler (Le Rôdeur, 1951 -), tourné six ans plus tôt, ce n’est pas tant de savoir s’il sera démasqué qui intéresse le spectateur (il s’en doute déjà), mais de savoir comment il le sera. Et ce n’est pas là le seul changement apporté au scénario. Le plus notable étant que le père cherche, dans la pièce, à venger son fils (qui a crié son innocence avant d’être pendu) et non pas à l’innocenter comme dans le film.


 

Mais très vite, on s’aperçoit que l’intérêt du cinéaste ne porte pas tant sur l’enquête que sur ses à-côtés : alcoolisme, rapports filiaux difficiles, peine capitale et erreur judiciaire... "J’essayais de résoudre mes propres problèmes en les faisant" déclare sans crainte le cinéaste à propos de certains de ses films dont il affirme qu’ils sont très personnels (3).


 

Pour maintenir la tension tragique permanente que le film exige, Joseph Losey s’entoure de collaborateurs de très grande qualité. D’abord Freddie Francis, promis à une très belle carrière et dont c’est le troisième film seulement en qualité de directeur de la photographie. Le chef-opérateur se distingue, dès la première séquence, par un noir & blanc expressionniste saisissant. Les extérieurs - dans les rues de Londres ou la campagne environnante, à l’aube comme au crépuscule - sont tout aussi remarquables. Il faut aussi souligner la contribution du compositeur Tristram Cary et sa musique stridente, qui "épouse le jeu des comédiens, et, très puissante, fait corps avec le film", dixit Pierre Rissient, pour qui le film fut une révélation (4).


 

Mais la collaboration la plus essentielle est sans aucun doute celle que le réalisateur développe avec son directeur artistique. En véritable homme de théâtre, Joseph Losey s’est toujours montré particulièrement attentif à l’agencement des décors et des accessoires. C’était déjà le cas notamment dans M, le remake du film de Fritz Lang qu’il tourna en 1951. Il trouvera en Richard MacDonald son plus cher collaborateur, et ils travailleront ensemble jusqu’en 1975. Les deux hommes multiplient les reflets dans les vitres, les miroirs et les horloges dans de très nombreux plans, au risque, parfois, d’un symbolisme un peu trop marqué, comme chez une témoin, elle aussi alcoolique, qui collectionne les réveils.


 

C’est à Richard MacDonald que l’on doit l’agencement froid et impersonnel de l’appartement des Stanford, dans lequel il a aussi accroché une reproduction d’un taureau de Goya, idée simple et géniale qui apparaît dans la scène du crime et sur lequel s’affiche en surimpression le générique (5). Dans le rôle du taureau furieux, justement, on découvre un Leo McKern fulminant et brutal, père de famille tyrannique, cynique, qui entretient des rapports contrariés, lui aussi, avec son fils, ainsi qu’avec son épouse. "L’un des traits du personnage était son fort accent du Yorkshire et tous les complexes d’infériorité des gens du Nord, ainsi que les stigmates du commerce […], la peur de perdre le pouvoir, de perdre sa virilité, de perdre sa femme. Et la volonté de surveiller et de dominer son fils, oui, tout cela aussi. Et le pouvoir du monde des affaires, que nous avons appris depuis lors à connaître beaucoup mieux" (3). Obsédé par un désir de contrôle qu’il ne possède pourtant pas, le self-made-man s’imagine en compétition avec cet écrivain qui essaie de sauver la vie de son fils.


 

Michael Redgrave interprète ce père défaillant - au cours d’un véritable chemin de croix qui le voit refuser les verres d’alcool qu’on lui propose les uns après les autres, il finira tout de même par céder -, avec une très grande sensibilité, et aussi avec la fébrilité que ce rôle demande. "C’est un intellectuel un poète, un lettré, un innovateur au théâtre. Mais il est complètement détruit par l’alcool. Et, déjà, à cette époque, il y eut un ou deux jours où il fut vraiment éthylique […]. Mais l’un des faits remarquables à son sujet, et c’est là une chose que tous les acteurs comprendront et approuveront, c’est qu’il n’a jamais bu quand il jouait un homme ivre" (3).



 

Magistral film noir, Temps sans pitié est aussi un jalon important de l’œuvre du cinéaste. C’est le film qui a attiré l’attention de la critique française, puis internationale. À Paris, les membres du groupe du Mac-Mahon découvrirent le film lors de la projection privée d’une copie apportée par le cinéaste lui-même (6). Ils le défendront bec et ongles et feront même de Joseph Losey l’un des quatre visages de leur "carré d’as", avec Fritz Lang, Raoul Walsh et Ottto Preminger. Ironie du sort, c’est précisément après ce même film que Joseph Losey ne fit que décevoir ce même cercle (pour cause d’un certain snobisme intellectuel étranger à sa supposée vraie nature), tandis que dans le reste du monde, la critique ne cesserait d’encenser chacune des œuvres de ce cinéaste baroque, de Eva à M. Klein et de The Servant à Don Giovanni...


Frédéric Gavelle
Jeune Cinéma n°415, mai 2022

* En DVD et blu-ray chez Carlotta.

1. Stranger on the Prowl de Joseph obey 1952). In "Biofilmographie", Présence du cinéma n°20 (1964).

2. La pièce fut créée au Royal Court Theater de Liverpool en 1953, puis au Globe Theater de Londres. Elle fut adaptée en français par André Roussin sous le titre Un monsieur qui attend et jouée à la Comédie Caumartin en 1955 dans une mise en scène de Pierre Dux, avec Louis Ducreux dans le rôle principal.

3. Cf. Michel Ciment, Kazan / Losey, édition définitive, Paris, Stock, 2009. Le critique intervient d’ailleurs avec son érudition habituelle dans un bonus du blu-ray.

4. Cf. Pierre Rissient, Mister Everywhere, entretiens avec Samuel Blumenfeld, Institut Lumière / Actes Sud, 2016.

5. Francisco de Goya, Echan perros al toro ("Ils lâchent les chiens sur le taureau"), estampe n°25 de la série Tauromachie (vers 1816), musée du Prado, Madrid.

6. En présence du scénariste Ben Barzman et de Jules Dassin, John Berry, Paul Jarrico, Noël Calef, Roger Pigaut, Betsy Blair, Simone Signoret, Yves Montand... in Pierre Rissient, op.cit.



Temps sans pitié (Time Without Pity). Réal : Joseph Losey ; sc : Ben Barzman d’après la pièce de Emlyn Williams, Someone Waiting  ; ph : Freddie Francis ; mont : Alan Osbiston ; mu : Tristram Cary. Int : Michael Redgrave, Leo McKern, Ann Todd, Paul Daneman, Peter Cushing, Alec McCowen, Renee Houston, Lois Maxwell, Richard Wordsworth, George Devine, Joan Plowright (Grande-Bretagne, 1957, mn).



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