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Diritti, Giorgio (né en 1959) (e)
Entretien avec Bernard Nave (2013)
publié le samedi 10 janvier 2015

Rencontre avec Giorgio Diritti (né en 1959)

à propos de Un giorno devi andare (Un jour, tu dois y aller) (2013)

Jeune Cinéma n°358, mars 2014


Jeune Cinéma : Dix ans après Con i miei occhi, Un giorno devi andare est un retour. D’où vient cet intérêt, cette fascination pour l’Amazonie, pour Manaus ?

Giorgio Diritti : En réalité, ce voyage, il y a dix ans, m’avait fortement touché.
D’une part parce que ces lieux sont beaux.
Mais au-delà de leur beauté, ils remuent quelque chose de très profond que, probablement, je définirais comme antique, dans notre rapport avec la nature, avec les origines de l’humanité.
Donc, l’eau, l’air, la lumière, le vent prennent une grande place et nous amènent à nous poser des questions sur notre propre existence, sur ce que nous sommes.
Ce sont ces choses qui m’ont poussé à y retourner, outre le fait que, lors du premier voyage, j’avais rencontré des personnes très intéressantes dans leur simplicité dans les villages indiens, des figures de missionnaires très différents l’un de l’autre.
Certains fortement ancrés dans un rapport de partage avec les populations locales, d’autres vêtus en prêtres mais en fait comme colonisateurs, comme ceux d’il y a plusieurs siècles.

Et puis, il y a dix ans, je suis parti pour l’Amazonie quelques jours après la mort de ma mère. Ce qui a sans doute accru cette réflexion du rapport avec la vie et ce désir de parler du rapport avec une femme

JC : Du documentaire à la fiction, il y a évidemment un propos différent et en même temps un rapport très étroit entre ces deux modes de représentation.

G.D. : Je crois que la caractéristique de mon cinéma, au moins de mes trois premiers films, tient dans un rapport intime à la réalité.
La participation du spectateur réside dans une identification forte qui donne la possibilité de se sentir à l’intérieur de l’histoire que raconte le film, comme s’il en faisait partie lui aussi.
D’où un sens de vérité, de réalisme très fort qui conduit à cette participation du spectateur à un niveau émotionnel plus profond. C’est sans doute ce qui se rapproche le plus du regard documentaire dans sa dimension créatrice et pas seulement journalistique, avec le désir de poser des questions.
Je crois que le cinéma, au moins en ce qui me concerne, est un cinéma qui pose des questions au spectateur, à chacun de nous, par exemple sur le sens du progrès, sur ce qu’est le développement au niveau du bien-être des individus.
En allant dans d’autres parties du monde, on trouve ce miroir qui nous offre une autre vision de la simplicité de la vie à travers ces gens qui sont bien plus heureux que nous qui avons bien plus en termes de technologie, de services.

Pourtant, souvent nous sommes tristes, particulièrement en Italie où depuis des années il y a moins de jeunes, de bébés, où les jeunes sont frustrés par le fait de ne pas trouver de travail.
Et aussi, avec la crise économique générale en Europe, les gens qu’on voit dans la rue ont souvent une expression triste, ne regardent pas en face mais la pointe de leurs souliers.
Dans certaines situations, et au Brésil, en Amazonie en particulier, on trouve des personnes qui n’ont pratiquement rien, et sont pourtant fondamentalement heureuses.
Une telle situation me paraît importante, en notre époque où la publicité propose des images de pseudo-bonheur en consommant. Alors qu’en fait dans la dimension collective, de petits groupes, on trouve un sens du bonheur bien plus fort.

JC : À certains moments, le film m’a fait penser à Stromboli de Rossellini par le fait de prendre une actrice avec tout son potentiel cinématographique, sa beauté, pour la plonger dans cette réalité où elle doit s’adapter à cet environnement auquel tu la soumets.

G.D. : Le choix de Jasmine Trinca a été un peu celui-ci dans le sens où, au-delà du fait qu’elle est actrice, elle a été juste dans sa façon de se situer par rapport à ces gens.
Et cette situation m’a aussi aidé à rendre plus évidente cette différence entre des manières de vivre, de comprendre les choses, à découvrir aussi à travers son regard sur ces lieux, sur ces gens, celui de la société occidentale.
Je dois dire que Jasmine Trinca a été particulièrement disponible à tous les types de sacrifices dans un film difficile où elle est presque toujours présente. Tant au niveau de la concentration, de la langue.
C’est une actrice humble dans son rapport au travail, qui a su trouver le rapport juste avec les gens en face d’elle, cherchant même à apprendre d’eux car la spontanéité, le naturel de ces non-acteurs étaient supérieurs aux capacités d’acteurs reconnus. Devant le sens de vérité qui s’exprimait par exemple dans les scènes de la favela, elle devait trouver le ton juste qui ne paraisse par artificiel.

JC : Le film est plein de spiritualité dans tous les sens du terme, et même avec quelques contradictions entre les diverses formes de spiritualité. Par exemple, il me semble y avoir un contraste entre la religiosité dans le sanctuaire de San Remedio et la spiritualité de la prière finale de la femme indienne sur le corps de la grand-mère.

G.D. : La spiritualité est quelque chose dont l’homme éprouve le besoin dans des formes diverses et dans des moments différents.
Ainsi, le film montre comment elle naît dans des moments difficiles. La protagoniste part pour l’Amazonie après avoir perdu un enfant en couches et en sachant qu’elle ne pourra plus en avoir. Le mari l’a abandonnée à cause de cela et elle se trouve donc dans une situation très difficile à accepter. Alors, la douleur, la difficulté sont pour ainsi dire l’étincelle qui la conduit à se demander ce qu’est la vie, mais aussi à aller au-delà et à regarder vers le ciel.
Alors ceci devient inévitable lorsqu’elle est en Amazonie parce que la dimension de l’homme dans ces espaces devient tout à fait relative, à la différence de ce que l’on peut éprouver dans nos villes comme Paris, New York ou Rome.
On se rend compte qu’autour de soi, presque tout est construit à la mesure de l’homme et que nous sommes protagonistes de cette réalité.
Si l’on se retrouve en Amazonie, alors on se rend compte que l’homme est minuscule, il est perdu dans l’immensité, la vie et la mort deviennent des choses relatives.

Mais, paradoxalement, cette situation enlève toute responsabilité à l’homme au sens où il est redimensionné dans le sens où elle se trouve minorée. La façon de s’habiller devient relative, comme sa façon d’être, de parler, le type d’études qu’il a fait, sa fortune. Toutes ces choses ne comptent plus. Quand on est dépouillé de tout cela, les sensations psychologiques s’estompent, car l’un des problèmes que souvent nous avons aujourd’hui est celui de se sentir inadapté. Tout autour de nous suggère que si nous ne portons pas un certain type de vêtement, par exemple, nous ne sommes pas assez beaux.
Là-bas tous ces problèmes disparaissent. L’odeur de la pluie, le silence, le rapport avec les personnes que l’on rencontre deviennent authentiques, plus semblables à ce qui me paraît être dans la véritable dimension de l’homme, au sens biologique. L’homme n’est pas fait de ciment, il n’est pas fait d’automobiles, de choses banales. Il est fait de nature, aussi, plongé au sein de la nature, il retrouve un équilibre, ce qui comprend aussi la spiritualité qui, de toute évidence, est une exigence qui, pour les croyants, naît d’un vrai désir pour quelque chose de supérieur et, pour les non-croyants, consiste à se sentir en communication avec quelque chose d’autre qui pousse à se poser des questions.

JC : Le film commence de manière extraordinaire avec l’image de la lune et la rumeur de l’eau et d’une certaine manière se termine avec la naissance, avec la mort, ce qui fait du film un parcours sur ce qu’est le sens de la vie.

G.D. : Oui, le parallèle devient naturel par le fait que la vie est elle aussi un voyage, non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps.
Je me souviens d’une expérience à l’école où je me trouvais devant des jeunes à leur demander ce qu’était à leurs yeux le sens de la vie.
Chacun m’a donné sa réponse qui consistait en fait dans le besoin de donner un sens à sa vie. Le film porte un peu aussi sur ce besoin. Nous traversons la vie en rencontrant les autres, nous cherchons à nous sentir bien et en même temps à donner un sens à notre existence. Si je vis à Bologne, donc en ville, je sens fortement que c’est dans mon rapport à la nature que je trouve un fort équilibre naturel.

JC : La manière dont vous représentez la nature devient un chef-d’œuvre esthétique et qui va aussi au-delà de la recherche de la beauté.

G.D. : La beauté de ces espaces nous enrichit et en même temps suscite le désir d’être une part de cette beauté.
Dans toute la tradition de l’art, il y a cette tendance de l’homme à recueillir le sens de l’absolu, de l’harmonie, de la beauté par le biais de l’art. Et de ce point de vue il y a un autre parcours de spiritualité dans la recherche de sens, de complétude.
De toute évidence, il y a des choses qui dans le parcours de la vie nous interrogent, nous fascinent, comme la beauté.
Il en va ainsi de la musique par exemple devant laquelle nous ne savons pas pourquoi nous sommes ravis par ce que nous vivons, ce que nous voyons, de ce que nous entendons. Cela constitue pour moi un mystère, quelque chose de beau à vivre. Ce n’est pas pour rien que l’on dit que la beauté nous sauvera.
En même temps, dans un monde de consommation globalisée, c’est la chose la plus difficile à contrôler. Les langages deviennent artificiels, commerciaux et perdent donc tout sens de pureté, cette pureté essentielle que l’on peut trouver dans la nature ou dans l’art.

JC : C’est un film très lyrique, plus que vos films précédents. La place qu’occupe la musique, l’ampleur des mouvements de caméra créent quelque chose de plus fort. Est-ce un choix qui découle de vos expériences précédentes ou qui est spécifique à ce projet ?

G.D. : C’est propre à ce projet, ce qui a suscité des réactions contraires à la fois chez les critiques et chez les spectateurs.
Le pari difficile de ce film consiste à obliger le spectateur à une participation qui ne peut pas se satisfaire du détachement. C’est un film qui prend le spectateur sans lui permettre de rester seul, un film dans lequel il entre parce qu’il pose des questions sur sa propre vie, sur le rapport à la mort, à la maternité, sur le rapport aux enfants, sur ce qu’est la communauté comme pacte de partage, comme forme de sociabilité, sur ce qu’est la spiritualité.
Le film est inévitablement un parcours qui demande une participation profonde, qu’il faut concevoir comme un enrichissement à travers la beauté.
Pour parvenir à cela, il était fondamental que l’image, le son, les silences nombreux, soient denses, accompagnent le parcours du spectateur dans cette direction.

Au fond, l’histoire est plutôt simple sur le plan de la dramaturgie. C’est ce qu’il y a derrière qui devient une sorte de miroir qui demande à se laisser aller dans cette autre dimension. Dans ce sens, les choix esthétiques, musicaux, sonores cherchent à pousser le spectateur dans cette direction, vers l’intérieur et non vers l’extérieur.

JC : La famille, la communauté sont des structures essentielles et même temps fragiles, non seulement dans ce film mais aussi dans les précédents. Cependant dans celui-ci il y a la toute dernière image de solitude totale, un peu à la Robinson Crusoe, de la protagoniste seule sur la plage.

G.D. : C’est un moment où le spectateur peut arriver, si ce n’est à ses propres conclusions, tout au moins à se poser des questions ultérieures.
Dans la vie, nous sommes souvent seuls même dans notre désir de rapport avec les autres, d’affection avec les parents et encore plus important avec une compagne, un compagnon. Nous sommes seuls dans les moments où nous devons faire des choix, nous sommes seuls devant la douleur.
Au moment de la perte d’un proche, chacun vit sa propre douleur. Chacun a sa propre expérience de la vie. Cette dimension de la solitude est un parcours vers la découverte de ce qui pour nous est prioritaire.
Mais c’est aussi un état auquel nous sommes condamnés et auquel nous devons nous confronter. L’acceptation de cette solitude signifie la possibilité de partir, d’aller vers l’autre, de se mettre en voyage, de chercher à communiquer.
Au-delà des lieux communs, nous sommes toujours un peu seuls parce que nous sommes uniques. "C’est la vie" [en français et avec un sourire].

Propos recueillis en italien et traduits par Bernard Nave
Annecy, octobre 2013
Jeune Cinéma n°358 mars 2014

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