par Francis Guerman
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle du Festival de Locarno 1963
Sortie le mercredi 25 mai 2022
Le premier film de Lina Wertmüller ressort en salles, dans une version restaurée en 4K qui fait revivre toutes ses qualités photographiques, noirs et blancs profonds qui magnifient les vastes paysages et l’urbanisme de ce lieu particulier où se déroule tout le film : la petite ville perchée de Minervino Munge, à la limite des Pouilles et du Basilicate. Car c’est d’abord d’une géographie qu’il s’agit, verticalité d’une ville qui surplombe un paysage d’une infinie horizontalité. C’est là qu’évoluent les personnages prisonniers de ce lieu, dans une semblable verticalité sociale ancestrale qui semble inamovible et désespérante pour la jeunesse de cette époque (1963) pour laquelle l’appel de la modernité se fait de plus en plus fort.
Cette période particulière de l’histoire italienne (les années cinquante et le début des années soixante), balancement entre une manière de vivre immuable et l’avènement d’une modernité technique et culturelle qui remet en cause l’ordre social traditionnel (morale, mœurs, traditions, religion), avait déjà été traité dans le cinéma italien : on pense aux Vitelloni de Federico Fellini en 1953, ou à Camilla de Luciano Emmer en 1954. Mais ici, avec le recul, la réalisatrice en renouvelle l’approche, plus frontale et déterminée.
Antonio, Francesco et Sergio traînent leur flegme, leur désœuvrement et leur misère sexuelle dans les rues de la ville, un peu voyeurs, un peu dragueurs, n’allant pas jusqu’au bout de leurs aspirations, contraints par leur milieu familial et social. Leur obsession est de quitter cet endroit pour la grande ville, Bari, et pourquoi pas Rome, rêve inaccessible. Peut-être pas pour Antonio, le fils du notaire, qui poursuit péniblement ses études à Bari et qui a l’occasion, grâce à sa tante, de transférer son inscription vers une université de la capitale. Il part donc. Et revient quelques semaines plus tard avec de grands bagages d’histoires à raconter à ses deux copains. Mais incapable de franchir le pas, il restera englué dans ce lieu.
"Et comme ça notre vie passe, et nous faisons si peu… Ici on cause, on cause, on cause, …. et c’est tout", dit une voix off féminine qui clôt le film dans un long panoramique du paysage des Pouilles que surplombe la corniche où les trois amis s’éloignent. Dans cette ville du Mezzogiorno, isolée et loin de tout, le temps va lentement (c’est par une longue séquence presque muette que commence le film, avec le repas de midi pris par une famille à l’abri des persiennes, avant l’heure de la sieste qui plonge chacun dans la léthargie, sous le regard de la Madone et des saints protecteurs accrochés dans les chambres, alors qu’un soleil de plomb écrase les rues désertées).
Au réveil, les hommes d’un côté, parlent beaucoup et se réunissent au "Cercle culturel" qui vient d’être inauguré. De politique (nostalgie de l’ordre de la période fasciste), d’arrangements familiaux par des mariages de raison, de propriétés foncières. Les jeunes hommes, le long des rues, attendent le passage des filles qui se promènent en fin de journée. Les femmes sont soumises et effacées, mais pourtant forment le ciment de la société car tout repose sur elles : l’éducation des enfants, la tenue de la maison, l’entretien des cultes, la mémoire sociale. Tout est étouffé, beaucoup est non-dit. Une vieille femme veuve, calmement, méthodiquement, range sa maison puis, le visage serein, enjambe son balcon et se jette dans le vide. Ses obsèques se déroulent sous une pluie d’orage battante et c’est toute la ville qui prend l’eau. Métaphore d’un naufrage.
Raconter l’histoire de façon simplement factuelle n’épuise en rien ce film passionnant et ne rend compte, ni de la radiographie de la société patriarcale qui s’y trouve, ni du regard empreint de tendresse, mais néanmoins féroce que porte la réalisatrice sur ce microcosme, ni de la qualité cinématographique du film et ses trouvailles visuelles, ni des comédiennes et comédiens, amateurs et professionnels, dont on se souvient de chaque visage.Le mélange de ton, l’acuité du regard, sont des marques du cinéma de Lina Wertmüller.
C’est par cette réussite que l’assistante de Federico Fellini sur Huit et demi, commence sa carrière, encouragée par le maestro, puisqu’une partie de l’équipe de Huit et demi travaille sur I Basilischi, cette même année. Le film obtient deux prix au Festival de Locarno. Si Lina Wertmüller (décédée en décembre 2021 à l’âge de 93 ans) n’a pas connu en France la renommée qu’elle aurait méritée, elle a été la première femme nommée aux Oscars de la réalisation en 1975, pour Pasqualino. Son œuvre, à la fois sociale et féministe, est marquée par ses films des années soixante-dix, aux titres si poétiques, Mimi métallo blessé dans son honneur (1972), Film d’amour et d’anarchie (1973), Vers un destin insolite sur les flots bleus de l’été (1974).
Revoir (ou découvrir) I Basilischi aujourd’hui sur grand écran est un vrai bonheur et sans doute permettra, avec le recul, de saisir ce qui ne vieillit jamais dans une œuvre réussie : une permanence qui en maintient une lecture vivante, quels que soient le lieu et l’époque.
Francis Guerman
Jeune Cinéma en ligne directe
Les Basilischi (I basilischi). Réal, sc : Lina Wertmüller ; ph : Giani di Venanzo ; mont : Ruggero Mastroianni ; mu : Ennio Moricone. Int : Antonio Petruzzi, Stefano Satta Flores, Sergio Ferrannino (Italie, 1963, 83 mn).