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Charme discret de la bourgeoisie (le) (1972)
de Luis Buñuel
publié le mercredi 29 juin 2022

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°66, novembre 1972

Oscar 1973 du meilleur film étranger

Sorties le vendredi 15 septembre 1972, les mercredis 13 juillet 2011 et 29 juin 2022


 


"Le charme discret de la bourgeoisie" : ironie, nous prévient Luis Buñuel, et, de fait, ces bourgeois ne brillent ni par leur charme, ni par leur discrétion. Six bourgeois et bourgoises ordinaires dont nous ne savons pas grand chose, sinon que l’un d’eux est ambassadeur d’une petite république sud-américaine et que tous en profitent pour un trafic de drogue qui améliore des revenus paraissant assez confortables.


 


 

Des bourgeois gourmands, forniqueurs, oisifs, avides d’argent, bien installés dans l’existence, aussi férus de leur supériorité de classe que Charles X pouvait l’être de sa légitimité.... et totalement inintéressants. Là dessus Luis Buñuel a trouvé le moyen de tourner un des films les plus drôles qu’on ait jamais vus. C’est que cette fourmilière est constamment troublée par des incidents, petits ou grands, et que les réactions de ces insectes sont pour nous fort amusantes.


 

Chez ces êtres "simples", la nourriture tient une grande place : les repas ponctuent l’existence et ils sont l’occasion de rencontres entre les six amis. Or, un sort malin semble s’acharner sur ces repas qui ne peuvent jamais avoir lieu comme prévu. Nous avons bien du plaisir à voir ces gens, si à leur aise dans la société, aux prises avec ces difficultés, à les voir digérer leurs contrariétés à défaut des aliments, s’adapter tant bien que mal à des situations désagréables. Autre occupation : l’amour, et naturellement l’un des hommes cocufie le copain, c’est la loi du milieu. Mais là encore, entraves et complications : la vie n’est décidément pas simple pour les privilégiés de l’existence.


 

Les plaisirs de la société ? Là non plus ça ne tourne pas toujours rond. Les hôtesses sont toujours parfaites. On admirera dans ce rôle la femme du colonel tant elle est conventionnelle dans ce rôle de convention. Mais l’Excellence a bien des déboires dans ces passe-temps, avec ces Français ignorants qui ont toujours un peu tendance à prendre les pays lointains pour des pays de sauvages et, même quand on est officier, à confondre dictateurs et gangsters.


 

Pourquoi est-ce si drôle ? C’est bien sûr, parce qu’on a toujours plaisir à voir dans l’embarras des personnages quelque peu arrogants et antipathiques.
Mais surtout par les occasions de ces "embarras", où l’on retrouve bien la patte de Luis Buñuel, et son goût de l’insolite.
C’est l’arrêt dans un restaurant où règne une atmosphère étrange. À peine est-elle rompue par l’euphorie du choix d’un menu qu’on découvre, tout à côté la présence d’un mort : cela coupe l’appétit à l’un des convives et tout le monde doit partir. Une autre fois c’est l’irruption brutale d’un groupe de militaires. Des manœuvres ont lieu dans le coin et les officiers viennent comme à l’accoutumée partager le repas, du coup le partage du foie gras laisse des portions bien menues.


 

Même dans le détail surgit cet insolite dans un film où tout est apparemment traité sur le mode réaliste : cadres familiers, paroles d’une banalité quotidienne et voilà qu’avec une soudaineté discrète on plonge dans l’étrange, le bizarre. À la question d’un des familiers s’étonnant quand la soubrette d’allure jeunette qui les sert dit que son fiancé l’abandonne en raison de son âge, elle répond : 52 ans, Monsieur.


 


 

Comique fait d’insolite aussi avec le personnage de l’évêque jardinier, vrai évêque, et vrai jardinier (il exagère bien sûr un peu en demandant le tarif syndical, mais la bourgeoise se contente de faire remarquer timidement que le prédécesseur n’était pas syndiqué : on ne discute pas avec Monseigneur). Et après : Monseigneur, faites ceci, Monseigneur, faites cela... Certains font la fine bouche, trouvent que c’est gros, c’est en fait assez irrésistible, et il fallait encore y penser.


 


 

Du Luis Buñuel surréaliste aussi, la grande place faite aux rêves qui sont souvent ce que le film a de meilleur. Parfois mêmes des rêves à tiroirs, qui s’imbriquent les uns dans les autres. On nous y fait glisser sans crier gare, et ces rêves nous révèlent ce qu’il y a de plus profond chez ces personnages, leurs obsessions, leurs fantasmes, leurs terreurs.


 

C’est la crainte de l’attentat chez l’ambassadeur, et de l’humiliation sociale en raison des turpitudes nationales. Chez tous, c’est la crainte de la police en raison de leur trafic illicite - "on a déjà arrêté quatre ambassadeurs" - une crainte tempérée d’ailleurs par la certitude de l’étouffement final de l’affaire. C’est surtout une sorte de crainte confuse faite de culpabilité à l’égard de leur condition, qui leur fait redouter d’être découverts tels qu’ils sont. Ces rêves sont aussi l’occasion pour Luis Buñuel d’évoquer les thèmes qui lui sont chers : la violence et la proximité de la mort...


 

Mais si le rêve et la réalité relèvent du même traitement réaliste, si l’on passe sans heurt de l’un à l’autre, il n’y a cependant jamais aucune ambiguïté, le moment où l’on quitte, le rêve est clairement marqué alors que le moment où on y entre ne l’a pas été. De tous ses films de lignée surréaliste, Le Charme discret de la bourgeoisie est celui dont la lecture est le plus facile. Du surréalisme encore la pratique de l’écriture libre : une image en appelle une autre et c’est amené avec une aisance, une simplicité apparente qui nous laissent pantois. Tout semble jailli, spontané, plein de verve. On se laisse porter avec ravissement. Luis Buñuel a une manière faussement objective de scruter cette faune, ces gens qui ne prennent aucun recul face à eux-mêmes, incapables d’ironie, alors que toute notre attitude à leur égard est faite d’ironie, une ironie dictée par le regard du metteur en scène.


 

Pourtant, si ce film apparaît surréaliste par ses thèmes et son écriture, en revanche, il ne l’est guère par son inspiration. Les premiers films de Luis Buñuel contenaient une critique féroce de la bourgeoisie : c’était sa façon de traduire la révolte surréaliste. Or, maintenant le ton a changé, ces bourgeois paumés qu’il nous offre en spectacle inspirent tout au plus un mépris condescendant, leurs actes les plus odieux relèvent de l’abjection ordinaire, presque attendue. Aucune force même dans les images de violence, même les cadavres ensanglantés. Les insectes qui tombent dans le piano de torture relèvent de la citation académique. Le meurtre commis par l’évêque ne fait pas choc, il apparaît plutôt comique. C’est vrai qu’on tue beaucoup - dix-sept cadavres décomptés par le réalisateur lui-même -, mais cela relève un peu du jeu de quilles, et, d’ailleurs, il faut faire la part du rêve et en ressusciter quelques-uns.


 


 

La seule image qui paraisse échapper à cette discrétion, c’est quand (dans un rêve) nos bourgeois attablés voient soudain se tirer un rideau derrière eux, découvrant un amphithéâtre de spectateurs. C’est, pour eux, comme s’ils apparaissaient dans leur nudité, et ils s’en vont piteusement un à un, honteux et terrifiés.


 


 

Ceci mis à part, on a l’impression que Luis Buñuel a repris encore une fois ce thème parce que la bourgeoisie a vraiment une bonne tête de Turc. C’est la critique d’un vieux monsieur, revenu de bien des choses, qui a maintenant accepté le monde tel qu’il est, vu de Madrid ou de Mexico. Il a dit lui-même qu’il parlait de la bourgeoisie parce qu’il la connaissait bien. On aurait mauvaise grâce à le lui contester devant le résultat, mais on regrette qu’il ne veuille connaître que ce monde. Il a parlé de la "sympathie romantique" qu’il éprouvait pour la jeunesse de 68, mais la jeune révolutionnaire qui apparaît dans son film est complètement idiote et ce personnage falot est bien le plus maltraité de tous.


 


 

Ajoutons à cela le goût du canular, encore encouragé par la dévotion des "cinéphiles" qui, après chacun de ses films, se triturent les méninges pour trouver le sens des images, histoire de détecter le "message" qu’on peut en tirer.
Cependant, il y a dans cette satire de la bourgeoisie, un sens très juste du détail concret, du trait qui porte, qui caractérise sans jamais schématiser, mille détails finement observés qu’il est un plaisir de savourer. Un film, oui, plein de charmes, et même de discrétion, relativement aux premiers. Une de ces fleurs exquises...

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°66, novembre 1972


Le Charme discret de la bourgeoisie. Réal : Luis Buñuel ; sc : Luis Buñuel, Jean-Claude Carrière ; ph : Edmond Richard ; mont : Hélène Plemiannikov ; déc : Pierre Guffroy. Int : Fernando Rey, Paul Frankeur, Delphine Seyrig, Bulle Ogier, Jean-Pierre Cassel, Stéphane Audran, Julien Bertheau, François Maistre, Claude Piéplu, Michel Piccoli, Georges Douking, Robert Le Béal, Bernard Musson, Muni, Milena Vukotic, Pierre Maguelon, Alix Mahieux (France-Italie-Espagne, 1972, 102 mn).



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