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Enquête sur la sexualité (1964)
de Pier Paolo Pasolini
publié le mercredi 20 juillet 2022

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°101, mars 1977

Sorties les mercredis 16 mars 1977 et 20 juillet 2022


 


Cette enquête sur la sexualité, (Comizi d’amore), qui nous parvient aujourd’hui, date de 1963. Il importe de le rappeler, parce que les mœurs en Italie ont sans doute quelque peu évolué depuis lors, du moins l’évolution de la législation permet de le croire. Et aussi parce que le Pier Paolo Pasolini heureux de ce temps-là est très éloigné de la sombre humeur qui devait marquer les dernières années de sa vie. Mais le film lui-même n’a pas vieilli.


 

Bien que cette expérience du cinéma-vérité soit à peu près unique dans la carrière de l’auteur, qui cultiva plutôt un cinéma métaphorique et quelquefois presque abstrait, son talent est ici égal à lui-même.
L’enquête est conduite dans les lieux et les milieux les plus divers : un atelier à Florence, une sortie d’usine à Turin, un champ en Calabre, une cour à Palerme, un café à Catanzaro, une université, un train, un dancing, des stations balnéaires...


 


 


 


 

On penserait que toute la société italienne est ainsi échantillonnée. Pourtant, dans le jugement critique que P.P. Pasolini porte sur son travail en marche - une conversation avec Alberto Moravia et Cesare Musatti qui vient s’intercaler dans l’enquête - il note "le vide laissé par la bourgeoisie italienne, c’est-à-dire ceux qui ne répondent pas".


 

Les questions posées attaquent le problème sur toutes ses faces : la sexualité dans le mariage, le divorce, l’inégalité entre les hommes et les femmes, l’étouffement de la sexualité par le sport, l’honneur sexuel qui exige que la femme arrive vierge au mariage, l’homosexualité, la prostitution... À chaque fois, l’enquêteur se place face à un groupe, pose d’abord une question d’ensemble en rapport avec ce groupe - aux paysans de Calabre il demande très simplement : "Est-on plus libre aujourd’hui qu’autrefois ?" -, et ensuite, avec chaque interlocuteur, c’est une sorte de corps à corps où P.P. Pasolini, par des questions-provocations, traque les mensonges, les faux-fuyants, les silences, et contraint à la réflexion ceux qui la refusent. En même temps qu’une enquête, c’est presque une maïeutique. Rien donc ici du questionnaire sec de l’enquête sociologique classique. Rien non plus de la fausse objectivité.


 

De toute sa passion, il est engagé dans ses questions. Quelquefois, il prend parti. À des ouvriers qui regrettent les bons vieux bordels d’autrefois, il riposte : "Ce sont là des idées réactionnaires indignes d’ouvriers milanais". Quand une fille très jeune accepte d’un oui très catégorique l’hypothèse du divorce de ses parents, il commente : "La bonne surprise de mon enquête, ce sont les filles, les seules à avoir des idées claires".


 


 

Ce que révèle cette enquête, c’est évidemment une masse énorme de préjugés, d’ignorances consenties, d’inhibitions, d’intolérances. Cela commence avec les gosses à qui on demande dès l’ouverture du film : "Comment naissent les enfants ?", et qui répondent par des histoires de cigogne et d’enfant Jésus, avec un sourire en coin chez quelques-uns qui montre qu’ils ne sont pas dupes. Mais pourquoi donc un adulte leur ferait-il démentir ce que des adultes leur ont inculqué ?


 


 

Cela continue avec les rengaines les plus bêtifiantes à la gloire de la sacro-sainte famille - un moment dans la bouche d’un garçon de 15-16 ans - pour justifier l’interdiction du divorce. La sottise déferle dans la complaisance presque unanime pour la prostitution institutionalisée. Et les sommets d’une intolérance monstrueuse, d’un refus même d’information, sont atteints quand est posée la question de l’homosexualité.


 

Cependant, il y a aussi des moments de réconfort. Beaucoup plus de réponses par exemple qu’on ne l’aurait attendu en 1963 en faveur du divorce - ainsi cette femme d’une cinquantaine d’année, qui se déclare pleinement satisfaite par son mariage dans sa vie sexuelle, mais qui ne met pas un instant en question l’institution du divorce. L’enquête oblige à réviser aussi certaines idées reçues : En particulier le contraste entre une Italie du Nord qu’on croit progressiste et le Mezzogiorno "arriéré". Tandis qu’on recueille dans le Nord des "propos réactionnaires indignes d’ouvriers milanais", une simple paysanne de Calabre est capable de donner à la question "Plus libre aujourd’hui ou autrefois ?", cette réponse peu conformiste : "Autrefois, on était plus libre de faire de mauvaises choses comme abandonner les enfants". Et c’est dans une cour de Palerme qu’une autre explique - très freudienne dans son langage de femme simple - que les contraintes sexuelles aboutissent à des explosions malsaines. Ces jours-là, devant la bonne santé des humbles, des gens à l’écart de la civilisation de consommation, Pier Paolo Pasolini a dû être heureux.


 

Le film n’est pas seulement un document sociologique particulièrement vivant. Il est aussi une exceptionnelle réussite cinématographique dans le domaine du film-enquête. Devant la qualité expressive de ces visages et de ces gestes, on regrette qu’il y ait eu si peu d’accueil en Italie pour le cinéma direct qui aurait trouvé dans ce peuple expansif, à chaque pas, des acteurs nés. Mais encore fallait-il qu’avec ces acteurs nés le cinéaste sache établir un rapport affectif (éventuellement même de conflit) qui leur permette de donner leur mesure.


 


 

Et puis, plus que tout peut-être, cette enquête nous renvoie, comme un miroir, l’image du réalisateur avec sa passion combattive au service de la vérité, sa quête du bonheur, sa manière de s’engager tout entier, sa sincérité sans marchandage. Même, elle complète ou corrige l’image que d’autres films avaient pu nous donner de leur auteur. Car la quête du sacré, la valorisation de l’irrationnel qu’on trouve en effet ailleurs font place ici à une lutte contre l’ignorance qui aurait bien sa place dans une philosophie des Lumières : Pier Paolo Pasolini, c’est cela aussi.


 

Dernières images du film, un couple de jeunes mariés, un bonheur émouvant mais qui peut-être, faute d’une conscience suffisante, se révèlera une illusion. Les dernières paroles de Pasolini dans ce film leur sont adressées : "Qu’à votre amour s’ajoute la conscience de votre amour".

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°101, mars 1977


Enquête sur la sexualité (Comizi d’amore). Réal : Pier Paolo Pasolini ; ph : Mario Bernardo & Tonino Delli Colli ; mont : Nino Baragli. Int : Lello Bersani, Alberto Moravia, Cesare Musatti, Peppino Di Capri, Carlo Furlanis, Giuseppe Ungaretti, Camilla Cederna, Oriana Fallaci, Adele Cambria, Antonella Lualdi, Pier Paolo Pasolini (Italie, 1964, 92 mn). Documentaire.



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