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Pasolini, Pier Paolo (1922-1975) (e) III
Entretien avec Andrée Tournès & R. Rouquette
publié le mercredi 20 juillet 2022

Rencontre avec Pier Paolo Pasolini (1922-1975)
à propos de Médée (1969)
Jeune Cinéma n°45, mars 1970


 


Jeune Cinéma : La mort de Glauce est filmée deux fois. On comprend à la seconde fois que la première scène était une vision ou un rêve : quel est le sens de ce rêve ?

Pier Paolo Pasolini : Le rêve a un sens idéologique. Vous avez compris que Médée est le mélange un peu monstrueux d’un conte philosophique et d’une intrigue amoureuse,. Et dans le tout que forment ces deux types de films, on peut dégager de manière simplificatrice une structure abstraite : entre un vieux monde religieux et un monde nouveau laïc, se produit nécessairement un heurt dramatique. Au sein de ce conflit c’est celui qui appartient au vieux monde qui succombe dans une catastrophe spirituelle, mais sa présence conteste le monde neuf. Médée est venue d’un monde religieux et arrive dans un monde riche comme Corinthe où tout est laïc, moderne, raffiné, cultivé. Lorsqu’elle éprouve un sentiment de grande douleur et d’angoisse, elle vit une régression. Le scénario du film donnait à cette régression une place beaucoup plus ample. Médée avait un songe dans lequel elle revenait à sa terre la Colchide, et elle revoyait les rites auxquels elle avait participé comme une sorte de cauchemar. Mais ce rêve lui donnait la force d’accomplir sa vengeance. C’était donc cette régression à son monde ancien qui permettait la vengeance. Ainsi, la première fois, la mort de Glauce est un rêve de régression et la seconde fois la mort survient dans la réalité, non plus mythiquement mais pour des raisons psychologiques. Le destin s’accomplit deux fois : sur le plan mythique, puis sur le plan psychologique.


 

J.C. : Est-ce le même rapport qui relie les deux centaures, le centaure mythique et le centaure profane ?

P.P.P. : Oui.

J.C. : Que veut dire cette phrase étrange du centaure mythique : "Tout ce qui est mystique est réaliste" ? Comment ce rapport entre mystique et réalisme s’articule-t-il avec ce que vous avez dit du rapport entre le monde paysan lié à la nature et ce sens du caractère sacré de la nature ?

P.P.P. : J’ai employé réalisme d’une manière un peu littéraire, c’est du jargon d’écrivain. Toute la tradition réaliste de la littérature italienne - et peut-être de la littérature occidentale - est de caractère populaire.

J.C. : Les véristes ?

P.P.P. : Pas seulement les véristes qui ne constituent qu’un cas limite. Dante, ses personnages sont populaires, la bourgeoisie à l’époque est à peine sortie des communes. Voyez Verga (1), le réalisme ne peut être coupé de l’idée populaire. D’autre part, le peuple est celui qui croit : de sorte que le réalisme est l’autre face de la foi. Je vais m’expliquer plus clairement. Je donne au terme réalisme un sens culturel, parce que je suis un écrivain, et tout réalisme coïncide avec la description de la vie du peuple. L’aspect réaliste de la vie du peuple est l’autre face de la vie religieuse de ce même peuple.


 

J.C. : Dans la pièce de théâtre Affabulazione qui a été publiée par Nuovi argomenti, l’ombre de Sophocle parle de son "grand amour du théâtre". Or, vous avez tiré du mythe de Médée un film qui n’est absolument pas théâtral ?

P.P.P. : Cet éloge de l’ombre de Sophocle est aussi un éloge du cinéma, car théâtre et cinéma ont tous deux l’avantage sur la poésie de faire voir et entendre le personnage qui parle. "Pourquoi moi plutôt qu’Homère ?" dit Sophocle. "Parce qu’Homère, si tu ne comprends pas le grec, tu ne peux le comprendre ; mes tragédies tu peux les comprendre".
Et ceci peut se dilater à l’infini. Le théâtre peut devenir gestes purs, comme au Living, qui n’est plus que visuel et où les paroles ne sont plus que des sons. Ou, au contraire, le théâtre peut n’être plus que parlé quand on éteint et qu’on n’entend plus que les voix. En général, le théâtre est action et gestes, visions et sons. Le cinéma aussi. Sophocle aurait donc pu parler de ma Médée.


 

J.C. : Mais finalement dans ce film qui parle beaucoup du peuple, le peuple ne parle pas ?

P.P.P. : C’est que seule la partie de la Colchide est populaire. La parole du Centaure, qui dit "Tu iras au-delà des mers", se réfère à la terre de Médée. Le monde moderne, cultivé, raffiné de Corinthe est un monde bourgeois où l’on parle.

J.C. : Comme dans Porcherie où seuls les bourgeois parlent ?

P.P.P. : Oui, mais dans Porcile le rapport entre le muet et le parlant exprimait l’opposition entre une partie située hors de l’histoire et la partie très précisément datée. Dans Médée l’opposition est entre le moment populaire et le moment bourgeois.

J.C. : Dans les deux mondes antagonistes, vous avez évoqué le sacré avec une égale splendeur ?

P.P.P. : C’est que, comme le dit le Centaure, le monde du sacré n’est pas dépassé par sa propre désacralisation. Le profane et le sacré subsistent côte à côte. Je ne suis pas hégélien. Il y a bien la thèse (le sacré) et l’antithèse (le profane), mais pas de synthèse, seulement juxtaposition. Le sacré, dit le Centaure, reste en toi, même si tu le profanes. Mais il assume une forme différente, en particulier une forme esthétique. Ainsi la poésie était chant de prêtres ou de chamans.


 

J.C. : Il semble que l’intérêt du film se déplace de Jason enfant à Médée, si bien que le couple qui finalement reste dans le souvenir c’est celui de l’enfant et de la mère ?

P.P.P. : Non, je ne dirai pas cela. Jason et Médée se ressemblent, ils sont le même personnage. L’antagonisme n’est qu’entre Jason adulte et Médée. Jason a vécu la même expérience que Médée. À la fin lorsqu’il rencontre le centaure dédoublé, il découvre que le sacré est encore en lui. S’il abandonne Médée malgré cette présence du sacré, c’est pour des raisons profanes, pour épouser la fille du roi. Mais il l’a payé et la mort de ses fils le bouleverse. Cette victoire est celle du sacré, mais comme Jason est un faible, sa défaite aussi est celle d’un faible. Seule Médée est sur le plan de la tragédie. Elle ne perd jamais le sens du sacré complètement. Sa désacralisation, elle l’a subie à l’âge adulte, d’un seul coup. Elle tombe comme Saint-Paul et se relève ayant perdu la foi. C’est une conversion à l’envers. Jason lui, se "convertit" lentement du fait de son éducation laïque.


 

J.C. : Dans vos prochains films trouvera-t-on encore ce personnage d’intellectuel "sans mandat" qui s’exprime à travers le corbeau des Uccellacci, uccellini ?

P.P.P. : Il s’agissait d’un intellectuel bien daté, celui des années 50. C’est celui-là qui est mort et assimilé. Mais je pense qu’il y aura un intellectuel des années 60 et 70. Avec le Saint-Paul, je pense retrouver ma première manière, celle de Accatone (1961). Des Gros oiseaux, petits oiseaux à Médée, j’ai employé une manière différente, plus distanciée, moins passionnée. Ce sont des films auxquels je ne participe pas personnellement. Œdipe roi est ambigu. Je suis plus concerné, mais il y a déjà dans la représentation de l’enfance d’Œdipe ce détachement qui s’est accentué dans Théorème (1968). Uccellacci, uccellini (1966) et Œdipe roi (1967) sont des films de passage auxquels je ne participe qu’à travers l’humour pour le premier, et une certaine qualité formelle pour le second. Dans mes prochains films, je crois que je retrouverai une certaine passion. Je pense réaliser un film à partir du Decameron, c’est une histoire populaire à la fois mythique et réaliste, et j’aimerais en faire une variante comique, sensuelle, joyeuse, déchaînée de la Colchide de Médée.


 

J.C. : Pouvez-vous nous parler du tournage du film et des lieux choisis pour opposer ces deux mondes ?

P.P.P. : La partie barbare a été tournée en Turquie, dans la Cappadoce. Le village de Médée est un village encore habité. Il avait été habité par des chrétiens qui avaient fui la persécution et s’étaient réfugiés dans ces grottes. Ils ont construit ces petites églises où j’ai tourné les scènes d’intérieur du palais. Les acteurs sont des Turcs qui habitent dans ces cavernes. La ville de Jason, qui est à mi-chemin entre la Colchide de Médée et la ville de Corinthe, est un village de Syrie. Et la grande forteresse au milieu du pré vert est un combiné d’Alep pour l’extérieur et de Pise pour l’intérieur.
Les costumes, je les ai créés complètement, de manière syncrétiste, sans me limiter à un lieu précis. Le costume de Médée avec ses colliers est un costume andalou, les masques sont mexicains. Je les ai pris à des mondes qui sont analogues. J’ai voulu faire une œuvre qui garde un caractère visionnaire.

Propos recueillis par Andrée Tournès et R. Rouquette
Jeune Cinéma n°45, mars 1970

1. Giovanni Verga (1840-1922) est le principal représentant du vérisme.

* Cf. aussi "Médée" de Pier Paolo Pasolini, Jeune Cinéma n° 45, mars 1970.


Médée (Medea). Réal, sc : Pier Paolo Pasolini, d’après Euripide ; ph : Ennio Guarnieri ; mont : Nino Baragli ; mu : Pier Paolo Pasolini, Elsa Morante ; déc : Dante Ferretti ; cost : Piero Tosi. Int : Maria Callas, Giuseppe Gentile, Massimo Girotti, Laurent Terzieff, Margaret Clementi (Italie-France-Allemagne, 1969, 110 mn).



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